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grande que celle de Marianne. Mme Brou faisait remarquer à son fils en toute occasion les perfections de Marianne ; elle s’arrangeait, sous divers prétextes, pour les laisser seuls pendant la leçon ; elle vantait continuellement à Mlle Aimont le cœur, l’intelligence et les agréments d’Albert. Moitié instinct, moitié finesse, Emmeline entra dans le complot ; elle était fort bien avec Marianne, devant laquelle elle ne se gênait pas d’exprimer ses fantaisies et qui la comblait de cadeaux. Ce fut elle qui osa le plus.

— Je voudrais bien qu’elle fût tout à fait ma sœur, disait-elle en se pendant au cou d’Albert. Je l’aime tant, elle est si bonne !

Un jour qu’Albert, dans la salle à manger, parcourait le journal, pendant que les jeunes filles étaient au jardin, M. Brou dit à sa femme :

— Ma pupille n’a pas encore mis le pied dans le monde et on me la demande déjà en mariage.

— Un amoureux de dot, dit aigrement Mme Brou.

— C’est ce que j’ai craint, répliqua le docteur, et j’ai pris des informations. On m’a juré que ce monsieur en était devenu passionnément amoureux pour l’avoir vue seulement à la promenade et qu’il ne savait pas même qu’elle fût riche. Il lui trouve un air si pur, si doux, une grâce si charmante ; enfin c’est un enthousiasme complet. Je le conçois. Moi, je voudrais que Marianne ne se mariât pas avant sa majorité : cela m’engagerait moins. Cependant je ne puis pas refuser de lui parler d’une alliance qui serait très-convenable.

— Et pourquoi cela ? s’écria Mme Brou ; n’a-t-elle pas le temps ? Nous ôter cette enfant-là, qui fait le charme de la maison, que nous aimons déjà comme si elle était notre fille !

Elle tira son mouchoir, et ce n’était point hypocrisie. L’idée de voir partir Marianne aux bras d’un mari étranger la mettait réellement au désespoir.

— Ce n’est pas là ce que j’avais rêvé, reprit-elle en tournant la tête vers son fils, qui, tout en gardant le journal devant ses yeux, visiblement écoutait ; non, non, j’avais fait un autre rêve,… mais apparemment il serait trop beau !…

— Tu t’emportes trop vite, observa le docteur d’un ton bonhomme ; il n’est pas dit que Marianne acceptera.

— Tu ne devrais pas même le lui proposer. Elle est encore trop jeune, trop inexpérimentée ; elle a sur bien des points des idées de petite fille. Elle serait malheureuse, et je ne le veux pas. Ah ! si mes vœux pouvaient se réaliser !

— Chut ! dit tout haut le docteur en montrant Albert ; nous devons rester neutres dans tout ceci. Je crois comme toi qu’une union préparée par une connaissance intime, un engagement de quelques années, ne peuvent qu’assurer le bonheur de ceux qui le contractent ; mais il faut qu’il soit fait librement, et cela ne nous regarde pas. En tout cas, je ferai mon devoir.

Il se leva.

— Quoi ! tu vas lui en parler tout de suite ?

— Pourquoi pas ?

M. Brou sortit. Mme Brou, au coin de la cheminée, continua de pousser de grands soupirs, et Albert continua de regarder fixement le journal. Emmeline rentra presque aussitôt.

— On me renvoie, dit-elle ; papa a des secrets à dire à Marianne, à ce qu’il paraît. Qu’est-ce que c’est, maman ?

— Si je le savais, ma fille, je ne te le dirais pas, puisque ton père a cru devoir te le cacher, répondit Mme Brou avec dignité.

Emmeline reprit sa tapisserie et son babillage.

— Tu ne vas pas à l’école, Albert ? Il est une heure.

— Mêles-toi donc de tes affaires, petite.

— Eh bien ! il est gentil, maman, aujourd’hui.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé depuis la disparition du docteur qu’il rentra, accompagné de Marianne. En entendant leurs pas dans le corridor, Albert s’était levé et se tenait en face de la porte, son chapeau à la main. Marianne avait de plus vives couleurs qu’à l’ordinaire ; elle semblait émue, la limpidité de son regard était troublée comme par des visions nouvelles. Albert ne l’avait pas encore vue ainsi. Il sentit son cœur se serrer et attendit.

— Voilà une chère enfant qui ne veut pas nous quitter encore, dit le docteur à sa femme.

Celle-ci embrassa Marianne avec beaucoup de démonstrations, et Albert sentit le sang bondir joyeusement dans ses veines.

— Alors c’était pour un mariage ? s’écria Emmeline. Oh ! comme je suis contente qu’elle ne veuille pas !

Elle sauta au cou de Marianne.

— Embrassement général ! dit jovialement le docteur, s’emparant à son tour du front de sa pupille.

— Il n’y manque plus qu’Albert ! dit Emmeline d’un ton d’enfant terrible…

— Moi, je vais à l’école ! cria le jeune homme.

Et il partit comme un trait. Cela abattit les bras à Mme Brou, qui ne put s’empêcher d’en marquer sa stupéfaction.

— Ne fais donc pas cette mine-là, lui dit à l’oreille son mari. Ça n’est pas mauvais, au contraire.