Aller au contenu

Page:Leo - Marianne.djvu/26

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

quer de s’en apercevoir. Au premier instant, elle fut sur le point de lui demander ce qu’il avait ; puis le sens confus de la femme, encore si peu développé chez elle qu’il avait de ces absences, lui vint, et elle rougit à son tour et baissa les yeux. Un moment, ils restèrent ainsi en face l’un de l’autre comme deux coupables pris en faute ; puis s’ébranlèrent en même temps.

— Vous descendez, ma cousine ? dit Albert en balbutiant.

— Oui… je descendais.

Il la fit passer devant lui, et en la suivant les yeux du jeune homme brillaient d’un éclat humide. Marianne fut distraite le reste du jour ; Albert ; plus songeur que jamais.

On est toujours plus ou moins ignorant de la vie à dix-huit ans ; néanmoins les jeunes filles élevées dans les villes, sans même parler des filles du commerce et des filles du peuple, forcément averties par tout ce qui les entoure, arrivent plus promptement à démêler le rôle que leur tracent les passions ou la malignité d’autrui. Pour Marianne, enfermée dans un pensionnat dès l’enfance, après la mort de sa mère et tandis que son père courait la mer ; puis, de quinze à seize ans, jusqu’à dix-huit, remise aux soins paternels d’un officier de marine, bon, instruit, intelligent, mais qui, en fait d’éducation, ne savait guère que chérir sa fille, confinée dans une campagne à demi sauvage, Marianne n’avait rien appris que théorique ment, et cela même d’une manière insuffisante, fantaisiste, sans ordre aucun. Son père lui avait ouvert le beau, le bien, lui cachant le reste, se plaisant à idéaliser ce cher trésor d’amour et d’intelligence, pour lequel il eut voulu fonder, quelque part dans l’éther, un paradis. Jusqu’à la misère qu’il l’appelait à soulager, il la lui avait poétisée, lui cachant le vice, qui presque toujours en est une des faces, ne lui montrant que le malheur.

Pleine de vol par elle-même, idéaliste, enthousiaste, l’enfant n’avait rien vu de ce qu’on lui cachait ; elle était, en quelques points, comme l’avait remarqué Mme Brou, d’une étonnante ignorance. Aussi se demanda-t-elle avec inquiétude pourquoi Albert avait tant rougi et ne lui avait plus parlé ; si elle avait mal fait de l’embrasser. Mais ce n’était pas la première fois : au premier de l’an, au jour de sa fête, aux petits jeux que Mme Brou leur faisait jouer le soir, Albert l’avait embrassée. N’étaient-ils pas cousins ? Et, cette fois encore, n’y avait-il pas une raison, puisqu’il se montrait si bon pour elle ? Oui, mais pourquoi cette fois avait-il rougi ? Il avait donc trouvé que c’était extraordinaire, que ce n’était pas convenable ?

Cette conclusion causait à Marianne une grande mortification. L’amour-propre inquiet, sa raison à demi éclairée, un certain trouble que lui avait causé le trouble d’Albert, l’agitaient vivement et ramenaient constamment sa pensée sur ce problème.

Le soir, elle se trouvait seule dans la salle à manger quand Albert rentra. En voyant son cousin, toutes les pensées qui avalent occupé la jeune fille pendant la journée lut revinrent à la fois et la déconcertèrent ; son visage se couvrit d’une éclatante rougeur. Ce fut peut-être cette raison qui décida tout, car Albert dut chercher à se l’expliquer, et lui qui jugeait les choses avec beaucoup plus de précision que Marianne, il se dit : M’aimerait-elle ?

Ce fut un vif ébranlement pour son indifférence, déjà fort entamée. Il est bien peu d’humains à qui cette pensée d’être aimé ne cause un attendrissement profond. Elle peut donner du charme à la laideur mème. Que ne donne-t-elle pas à un être déjà charmant ? Albert, dans l’éloignement où il était d’un prompt mariage, détournait les yeux de sa jolie cousine, et se gourmandait lui-même lorsqu’il se sentait près de l’admirer trop. Il ne les détourna plus ; il s’abandonna, le cœur palpitant, au plaisir de la trouver ravissante. Maintenant, le regard voilé, il épiait ses moindres mouvements, et il lui semblait qu’il ne l’avait encore jamais vue, qu’elle n’était plus la même. Les étincelles de vie, peut-être d’amour, qu’il voyait briller dans ces yeux autrefois voilés de larmes, le brûlaient au cœur. Oh ! que de choses infinies dans cet œil éclatant et doux qui parlait avant la bouche et disait bien plus ! Sous la peau transparente, émue, de ces joues d’un ovale si pur, de ce beau front successivement colorés de toutes les nuances, du blanc au rose vif, il semblait que le sentiment courût avec le sang. Tout revivait en elle à présent : la lèvre riait, le geste vif éclatait d’une grâce nouvelle, ses cheveux flottaient avec la brise du printemps, sa taille souple elle-même semblait se plaire à se balancer comme la branche au vent. Toute cette force printanière, un moment brisée par l’orage, s’épandait, refleurissait.

Désormais, pour assister à cette fête de voir et d’admirer Marianne, Albert dédaignait tout autre plaisir ; il ne mit plus les pieds au café. Il n’alla plus dans la ville que de l’école à la maison, et le chemin lui sembla long, bien qu’il le fît à la course ; l’école même souvent fut abandonnée. Avant tout, Albert fut le compagnon fidèle de toutes les promenades au jardin ; il accompagnait également ces dames à la promenade publique, et le soir, quand Marianne s’était retirée dans sa chambre, il s’en allait au jardin regarder sa fenêtre éclairée, avec l’espoir de la voir passer dans la chambre, et peut-être