Page:Leo - Marianne.djvu/50

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pas d’importance. Mais quelle vanité ridicule C’est parce qu’on l’a mis sur le journal qu’il va se montrer ainsi partout. Quelle petitesse chez ces gens-là !

Albert et Marianne protestèrent en vain, Mme Brou savait ce qu’elle disait.

Des gens simples ! s’écria-t-elle. Des charpentiers qui veulent faire de leur fils un médecin ! Allons donc ! Je vous dis que c’est pétri de prétentions, et moi, cela m’exaspère. Les prétentions des gens vulgaires, il n’y a rien de plus méprisable. À présent, le monde est fait de telle sorte qu’il n’y a plus de démarcations, il n’y a plus moyen de se distinguer. Nous allons au bouleversement de la société.

Ces opinions paraîtront sans doute peu avancées ; mais il ne faut pas trop les reprocher à Mme Brou, car elles lui ont été inculquées par la bonne bourgeoisie poitevine, à laquelle elle s’honore maintenant d’appartenir ; du moins, cette nombreuse majorité de la bourgeoisie qui suit les instructions pastorales de Mgr Pie, en y ajoutant celles des révérends pères jésuites et dominicains, qui se partagent ou plutôt se disputent l’empire des âmes dans la vieille cité. M. Brou cependant est libéral, et Mme Brou a une confiance aveugle autant qu’orgueilleuse dans le génie de son mari. Mais, pas plus que tant d’autres maris, le docteur n’a converti sa femme. Peut-être n’y tient il guère ? Ou bien la logique de l’Église serait-elle supérieure à celle du Dr Brou ?



VI

Il faut bien des nuages pour cacher le soleil ; il faut une dissimulation profonde pour cacher l’amour, et la jeunesse, heureusement pour elle, a plus de soleil que d’ombre. Le secret d’Albert et de Marianne ne tarda pas à dire le secret de toute la maison, y compris le domestique et les bonnes, qui sont, comme chacun sait, les surveillants naturels de leurs maîtres, et rétablissent ainsi, dans le mal, l’égalité naturelle à laquelle ils ne croient pas. Les bonnes souriaeint quand elles voyaient nos amoureux s’échapper dans le jardin l’un après l’autre ; elles riaient tout à fait en voyant Mmz Brou donner à son parterre des soins exagérés et retenir sa fille auprès d’elle, tandis qu’Albert et Marianne s’enfonçaient dans les massifs. Oui, ni la délicatesse du docteur, ni la convenance de Mme Brou, ni d’une part tant de bonhomie, ni de l’autre tant de dignité, n’avaient donné le change à la science psychologique de Marielle, de Firmin et de Louison. Tous les trois avaient fort bien vu que M. et Mme Brou voulaient absolument marier leur fils à leur pupille, et qu’ils faisaient pour cela tout ce qu’on peut faire, sans agir ouvertement. Retranchés dans leur cuisine, comme des spectateurs dans une loge, ils s’amusaient du spectacle, et, dans l’entr’acte, en jasaient. Autant de paroles blessantes, d’humiliations, de gronderies, infligées pendant le jour par Mme Brou à ses bonnes, autant de rires et de bons coups de langue à huis clos, le soir. Et, comme on avait ses amis au dehors, qu’on les rencontrait au marché, au cabaret, à la sortie de l’église, la chronique Brou circula bientôt dans les offices du monde comme il faut, d’où elle avait déjà passé aux salons, quand M. Brou se décida enfin à ouvrir les yeux.

Ce fut un soir de la fin de mai, qu’en parcourant les massifs d’un pas à la fois leste et prudent, M. Brou vit Albert et Marianne causer en tête-à-tête dans l’allée du bois ; si complètement tête-à-tête que la fin de l’amoureuse causerie fut un baiser. Il fit aussitôt crier le sable, tout en regardant de l’autre côté, par ménagement pour Marianne ; mais les deux amants n’en durent pas moins soupçonner qu’ils avaient été vus, et la jeune fille, effarouchée, s’en alla bientôt cacher dans sa chambre son inquiétude et sa rougeur.

Resté seul avec son fils, M. Brou s’arrêta, se campa magistralement sur la colonne vertébrale, leva la tête, prit un visage sévère, et, regardant son fils, jeta ce seul mot, d’une voix solennelle :

— Albert !

— Mon père, dit en frémissant un peu le jeune homme, dont cette attitude et celle interpellation levèrent les doutes, et qui se mit en garde aussitôt.

— Je viens de m’apercevoir d’une chose dont je ne me doutais guère…

— C’est, parbleu ! bien cela, pensa Albert, qui rougit et n’en demanda pas moins : « Ah !… Quoi donc ? »

— Tu pouvais t’en douter en te rappelant à quel moment je suis arrivé tout à l’heure, Que tu aies conçu de tendres sentiments pour la cousine, cela ne m’étonne pas et ne me déplait pas ; mais ces sentiments peuvent et doivent se concilier avec le respect que mérite une jeune fille confiée à ma protection, à ma surveillance. Il ne peut être question ici d’une amourette cachée, d’une passion secrète, et mon fils doit être le premier à regarder la pupille de son père comme un objet digne d’amour sans doute, mais sacré. Je devais donc être le premier instruit de tes sentiments, et, sous les yeux de ta noble mère, d’une sœur ingénue, tu ne devais pas chercher à obtenir de Marianne