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rel un garçon aimable et bon vivant, et n’était devenu sérieux que depuis ses fiançailles avec une belle et riche cousine, à laquelle il avait sans doute juré de rester fidèle. Dès lors, ce fut différent. Ainsi posée, la chose parut comique. — Tiendra-t-il ? — Ne tiendra-t-il pas ? C’était un bon sujet de plaisanteries pour des gens qui n’aiment pas à se casser la tête hors des leçons. Un orateur de la bande fit en présence d’Albert une tirade sur l’amour pur, avec des yeux au ciel et des gestes mélodramatiques ; un autre lui passait un quatrain sur la fidélité en lui demandant confidentiellement son avis ; un troisième, au contraire, après avoir émis des théories plus qu’échevelées, priait Albert de l’excuser. Celui-là lui présentait sa maîtresse en disant d’un air pudique : — C’est ma fiancée. Toutes ces plaisanteries, bien qu’elles restassent courtoises et dans le ton de la bonne humeur, n’en furent pas moins très sensibles à Albert. Il eut le malheur de le laisser voir ; elles continuèrent.

Cela le gêna, l’humilia. Quoi donc ! il rougissait de son amour ? Ah ! vis-à-vis de lui-même, non sans doute. Seul, avec la chère image de sa fiancée, en lisant ses lettres adorables, il méprisait de haut ces vaines railleries ; mais, vis-à-vis de ses camarades, c’était différent. Il n’avait pour eux ni grande estime ni attachement, il les eût de bon cœur envoyés au diable ; cependant il avait absolument besoin de leur considération, Rien n’est susceptible comme l’amour-propre de ces jeunes fils de famille que leur éducation a boursouflés d’ambition, qui n’ont vu dans l’histoire humaine, telle qu’on la leur présente, que des dominateurs à qui leurs parents ont répété sans cesse : Sois le premier ! Lui ! paraître ridicule à ses camarades, quand il eût cru de son droit et de son devoir de leur paraitre supérieur ! Ah ! sa fierté en était indignée, et c’était une souffrance qu’il cherchait vainement à étouffer. Il se réfugia le plus possible dans ses études et dans son amour avec une bonne volonté sincère, mais il n’en fallait pas moins s’exposer chaque jour au supplice de ces railleries, et maintenant, quand même on le laissait tranquille, ne savait-il pas bien la pensée qu’on avait à propos de lui ?

Mais, en vérité, qu’avait-elle, cette pensée, de si insultant ? Est-ce donc une honte d’aimer et d’être aimé ? D’être aimé, non ; cela est au contraire une marque de puissance ; mais aimer, c’est-à-dire se donner en échange, c’est là qu’est la niaiserie, l’infériorité. Car il faut dire indépendant. À vingt ans, pour être sûr d’être un homme, il faut ne rien respecter, ne rien croire et ne rien aimer que soi. C’est alors que du haut de ce vide on est supérieur. Ce triste amour-propre de l’enfant d’aujourd’hui, Albert l’avait encore, du moins avec ceux qui en étaient atteints, Il savait bien qu’il aurait pu se parer de sa riche fiancée, pourvu que, dédaigneux de la confiance qu’elle avait en lui, de son propre amour, il eut eu des maîtresses en attendant ; mais aimant, respectant sa fol, il n’avait qu’à rougir de sa loyauté.

Depuis quand l’homme moderne a-t-il mis de l’amour-propre et de la fanfaronnade dans ses vices ? Pour marquer cette transformation, il faudrait remonter aux premiers signes de décadence d’une morale, d’une foi antihumaine. Quand le bien et le mal, le juste et l’injuste, sont triés de telle sorte qu’ils restent confondus, que ce qui est donné comme le bien, à beaucoup d’égards, est le mal, et que ce qui est appelé mal contient une portion considérable de justice, la révolte, quand elle survient, prend tout simplement les choses à l’opposé, laissant subsister la confusion. Il s’agirait de faire un triage nouveau, plus intelligent, plus vrai ; mais la révolte n’a pas le temps, et c’est ce qui saute aux yeux, c’est l’antithèse qu’elle prend pour drapeau.

Car jusqu’ici malheureusement le progrès est une bataille, et par conséquent le philosophe un combattant. Il y a nécessité pour lui de donner des coups et d’en recevoir ; en se battant, on ne médite pas à l’aise ni de sang-froid. Le gros de l’armée, il va sans dire, y songe moins encore. Le défi s’en mêle ; on est injurié, on accepte bravement. l’injure ; puis la tradition se fait et fixe la confusion pour longtemps en créant des fétiches et des évangiles nouveaux. C’est dans ce sentiment que Diderot répond à sainte Thérèse, Blanqui à de Maistre, Robespierre à Catherine de Médicis…

À bas Dieu ! donc vive Satan ! Foin du faux devoir, donc plus de devoir ! À bas la superstition ! vive le scepticisme ! L’ascétisme est un outrage à la nature ; à nous, l’ivresse des sens. Le mysticisme est une folie ; donc plus rien que de palpable ! Plus de servitude, donc plus de lien !

Tel est le courant qui, depuis deux siècles, entraîne d’une marche inégale l’humanité, la moralisant et la démoralisant tout ensemble, jusqu’à ce qu’il l’élève à une morale supérieure. Il a créé la doctrine de l’égoïsme et celle de la solidarité ; il a fait de la politique une sentine d’hypocrisies et de lâchetés, mais il a détruit le droit divin. Il a donné Turcaret pour successeur à Montmorency, mais Turcaret en a pour bien moins longtemps ; il a fait la bohème, mais il a fourni les bataillons de marche du siége, jeunes héroïsmes trompés. Il ne voit pas encore bien l’avenir, mais le passé du moins excite sa haine.