Page:Leo - Marianne.djvu/72

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dit Emmanuel. Nos parents nous couvent et nous mitonnent là-bas, au pays, une petite fille qu’ils ont choisie pour être leur bru, non pas qu’elle leur plaise sérieusement, mais parce qu’elle a une belle dot, une parenté, etc. Pour ce motif, qu’elle nous plaise ou non à nous-même, elle deviendra notre femme, tant on fera valoir de bonnes raisons, d’objurgations paternelles et maternelles, d’enguirlandements de toutes sortes. Après cela, nous serons encaissés et ficelés dans la vie bourgeoise toute faite à perpétuité, avec une femme catholique qui, de temps en temps, essayera de nous ramener aux bons principes et qui nous fera confesser à l’heure de la mort. Plus j’y songe, moins j’ai envie de passer ma thèse.

— Et moi donc ! dit Paul en soupirant.

— Toi, c’est encore plus fort ; il me semble qu’alors tu serais bigame.

— Non, dit Louisa avec vivacité ; Paul ne m’a point trompée, et je n’ai point voulu me laisser dire de sottises. Les lois du monde s’opposent à notre union, je le savais ; je n’étais qu’une ouvrière ; ses parents ne pouvaient y consentir jamais. Eh bien ! puisque nous nous aimons, nous nous sommes dit : Il vaut mieux être heureux trois ans que de ne pas l’être du tout. Et, au lieu de coudre à Montmorillon, j’ai emporté mon aiguille à Paris. Mais il est bien entendu qu’il me quittera quand le temps sera venu et je ne lui ferai pas de reproches.

— Et qu’il se mariera ? demanda Emmanuel en regardant curieusement Louisa.

— Et qu’il se mariera ! répéta-t-elle d’un ton résolu, sans pouvoir toutefois réprimer un frémissement presque insensible qui parcourut son visage et un scintillement aigu de son œil noir, qu’elle baissa en même temps sur son ouvrage.

Paul ne disait rien, et Albert, se rappelant ce qu’il avait entendu pendant sa première nuit de veille, pensait qu’une telle résignation, pour dire crânement exprimée, n’en était ni plus naturelle ni moins douloureuse.

Au milieu de ces mœurs légères ou cyniques, de ces exemples, des confidences, des récits d’hôpital, de ce mépris de l’amour et de la femme affiché partout, et qui, à chaque pas, le prenait aux yeux ou aux oreilles, Albert sentait s’évaporer cette dévotion enthousiaste que l’amour lui avait mise au cœur. Certes, il aimait toujours Marianne, il désirait toujours leur union ; il la regardait même, elle, plus que jamais comme une femme à part des autres ; mais sa ferveur n’en était pas moins diminuée. On a beau se complaire en soi et les siens, se mettre à part des autres, on n’en sent pas moins la force du lien qui réunit sa propre nature à celle d’autrui, l’homme à l’humanité. S’il est vrai que celle-ci soit abjecte, inutile de vous croire des ailes, et vous sentirez bientôt se replier celles que votre imagination a rêvées. Ce qui était grand à vos yeux deviendra petit ; ce qui était pourpre deviendra haillon. L’œil donne l’objet, mais la vue intérieure seule en donne la valeur et la signification, et cette vue, malheureusement et heureusement, est variable à l’infini, suivant l’observateur et l’application. D’autre part, ce n’est jamais en vain que la corruption touche notre esprit ; elle y imprime sa tache. Quoi qu’on fasse, le blanc pur de l’ignorance en restera sali. Ce n’est pas tout que l’action, la connaissance du mal est aussi un abaissement, et sur ce point la solidarité qui unit l’être à son époque et à son milieu est chose aussi effroyable que fatale. Si mal élevé qu’eût été Albert, l’amour intellectuel et tendre à la fois de sa cousine l’avait porté tout d’un coup dans une région nouvelle, en écartant momentanément les scories déjà amassées. Maintenant elles revenaient envahir son esprit, augmentées de toutes celles qu’y déposaient chaque jour les discours et les faits. Ces faits, pour une part, étaient de ceux que des livres spéciaux peuvent seuls rapporter ; ces discours venaient de tous côtés et des sources les plus autorisées.

On était à la fin de mars, les vacances de Pâques étaient proches, et Albert allait bientôt retourner à Poitiers et revoir sa fiancée. Il alla prendre congé des amis de sa famille, M. et Mme Milhau, qui l’avaient plusieurs fois engagé à dîner. Ce fut Mme Milhau qui le reçut, et l’entretien, après avoir roulé sur l’événement de la semaine, tomba sur le sujet des vacances. Mme Milhau saisit cette occasion de vanter les joies de la famille.

Ah ! monsieur, dit-elle avec sentimentalité, vous connaîtrez plus tard combien ces joies sont préférables aux fiévreux plaisirs de la jeunesse.

— Qu’appelez-vous fiévreux plaisirs, madame ? demanda Albert avec un peu d’ironie : l’éloquence de nos professeurs ? les émotions de l’amphithéâtre ? les banquets de la pension ?

— Oh ! vous faites l’hypocrite, reprit-elle ; on sait bien la vie que mènent les jeunes gens. Ce n’est pas un reproche que je veux vous faire ; mais, puisque vos parents vous ont adressé à nous comme à de vieux amis, vous pouvez bien nous permettre quelques conseils. Je ne vous dis pas de rester chaste, ce serait trop demander ; mais du moins préservez-vous des excès où tombent tant d’autres, gardez votre santé, et, dans le choix des femmes auxquelles vous vous adresserez, conservez du moins votre dignité.