Page:Leo - Marianne.djvu/77

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situation désespérée est faite à cette malheureuse fille, — il le faut bien, puisque nul autre ne vous le dirait, — que vous pouvez la sauver et que je ne le puis pas…

» On m’accusera de ne pas respecter la chasteté de vos pensées ; mademoiselle, comprenez bien, je vous en prie, que jamais démarche n’a comporté plus de respect que celle que je fais en ce moment près de vous. Si je vous respectais moins, si je n’avais pas compris, pour vous avoir vue de près une seule fois et par tout ce qu’on m’a dit de vous, que votre nature est aussi élevée que généreuse, c’est alors que je n’oserais pas vous parler et me dirais : La formalité, chez elle comme chez les autres, étouffera le cœur ; elle se croira offensée. Mais je sais qu’il n’en sera pas ainsi ; je crois de plus que vous avez en ces choses le droit et le devoir même de connaitre la vérité. Il faut que vous sachiez, vous si entourée d’égards et de défenses, comment sont traitées les filles du peuple, vos pareilles par l’âge et par le cœur. Ce qu’on craint tant de vous faire entendre à vingt ans, elle l’entendent, elles, dès l’enfance, et personne ne se récrie contre cette inconvenance là. Il y a pourtant excès de part et d’autre ; car, tandis que chez elles l’innocence est détruite avant que la raison soit formée, vous, à vingt ans, vous devriez connaître la vie avant de vous engager.

» Mademoiselle, cette jeune ouvrière que vous aimiez, que tous respectaient, Henriette, a été lâchement séduite par un homme de votre monde, M. Alfred Turquois. Il lui avait promis de l’épouser, elle se croyait sincèrement aimée. Le secret de cette liaison a été découvert par Mme Turquois, et cette dame, violemment indignée, non pas contre son fils, mais contre Henriette, l’a chassée, accablée de mépris et perdue de réputation. À son tour, le père d’Henriette, cet infâme ivrogne, a crié que sa fille lui ôtait l’honneur, l’a battue et l’a chassée. La mère, toujours faible, ne sait que pleurer. Elle aussi d’ailleurs croit son honneur engagé à maudire sa fille.

» Abandonnée des siens, insultée par tous, Henriette s’est adressée à l’homme qui l’a perdue, il ne lui a pas même répondu. Elle descendait à la rivière pour s’y jeter, avec l’enfant, abandonné comme elle, qu’elle doit mettre au monde, quand ma mère, qui la cherchait, l’a rencontrée et trainée presque de force chez nous. Elle y est depuis quelques jours mais notre dévouement pour elle est combattu par un obstacle fort grave ! mon père n’est pas exempt du préjugé qui condamne la femme trompée à porter seule tout le poids de sa faute ou de son erreur, il croit de plus devoir assigner des limites à la bienfaisance de ma mère ; en un mot, il s’oppose à ce qu’Henriette reste à la maison, et nous refuse les moyens de l’établir ailleurs. Joignez à ceci, mademoiselle, que le désespoir enlève à cette malheureuse tout souci d’elle-même. Incapable de supporter à la fois l’abandon de celui qu’elle aimait et le mépris public, elle semble n’avoir qu’un désir : en finir avec la vie. Je m’efforce vainement de lui rendre l’estime d’elle-même et quelque espoir en l’avenir. Le peu que j’ai gagné sur son esprit par le raisonnement, par de longs entretiens, une heure de solitude, un élan de douleur l’effacent. Enfin je vais partir, et je vois ma mère incapable seule de soutenir et de sauver cette malheureuse jeune fille. Votre nom, mademoiselle, est souvent sur ses lèvres ; votre méprit, qu’elle suppose, est ce qui lui est le plus douloureux à supporter. Vous pourriez la relever moralement et votre secours matériel peut la sauver. Suis-je excusé, mademoiselle ?

Agréez l’assurance de tout mon respect.

» PIERRE DEMIBR. »

Assise dans sa chambre, sur la causeuse, et tenant cette lettre à la main, Marianne la relisait pour la troisième fois. Elle était fort pâle, ses mains tremblaient ; en même temps qu’un vif chagrin, une stupeur profonde émanait de ses traits, de son attitude, de tout son être, vibrant sous cette commotion. L’impression que toute conscience éclairée peut recevoir d’un fait semblable ne suffit pas en effet à faire comprendre l’impression fulgurante qu’en recevait ce jeune être, touché pour la première fois. Pour elle, si cela était funeste, cela était plus étrange encore. Henriette !… Ce jeune homme l’avait abandonnée, Henriette était mère… et il repoussait son enfant et son… amante. Car ce n’était pas sa femme, et pourtant… Cette différence entre l’amante et la femme, voilà où l’esprit de Marianne flottait, surpris, indécis, plein de soulèvements instinctifs, que suspendaient tout à coup des points d’interrogation plus vagues encore.

Elle n’était pas arrivée à près de vingt ans sans avoir entendu parler de filles séduites et d’enfants trouvés ; non. Mais dans ces vingt premières années où l’être humain reçoit pêle-mêle l’impression de tant de choses, il ne peut donner son attention à toutes à la fois, et Marianne n’avait pas une de ces imaginations qui prennent à tâche précisément de sonder ce qu’on leur cache et que ce côté des choses en même temps attire le plus. Elle n’avait reçu la perception de tels faits qu’au travers des voiles de cette jeune et chaste ignorance, qu’il est impossible d’analyser, parce qu’on ne la comprend plus