Page:Leo - Marianne.djvu/83

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résolu de déclarer elle-même son escapade.

Marianne avait dans le caractère cette susceptibilité vive et fière qui avait distingué le brillant officier de marine Marcel Aimont ; elle ne pouvait supporter de s’humilier jusqu’à feindre et de paraître vouloir tromper ; quoique un peu émue intérieurement, elle s’avança donc d’un air calme et d’un pas mesuré vers la maison.

Aucun mouvement insolite ne se manifestait ; en passant devant la cuisine, Marianne vit la cuisinière à ses fourneaux ; dans la salle à manger, Louison mettait le couvert, tandis que Mme Brou lisait l’Écho pictorien, et que du salon retentissaient les tapotements d’Emmeline sur le piano. Mme Brou, en voyant sa nièce, ne fit aucune observation, et le docteur arriva peu après pour le déjeuner, car tout cela s’était passé dans la matinée.

Pendant le repas, la présence des domestiques ferma la bouche à Marlanne ; mais après que la table eut été desservie, et comme le docteur parcourait à la hâte le journal, avant de retourner à ses visites, on entendit tout à coup, au milieu d’un silence, tomber cette étrange phrase :

— Je suis allée voir Henriette ce matin.

Le docteur leva la tête, en homme ébahi à qui l’on dirait que la lune est allée visiter les étoiles fixes ; Mme Brou fit un soubresaut sur sa chaise, et Emmeline ouvrit les yeux et la bouche en allongeant le cou, de cet air affriandé que tout événement peignait sur sa figure ; mais cette fois la chose allait jusqu’à l’émerveillement.

— Hein que dites-vous ; ma chère Marianne ? dit le docteur. Henriette quoi ? Je n’ai pas bien entendu.

— C’est une chose impossible ! s’écria Mme Brou.

Emmeline alla s’asseoir bien en face de Marianne, et de façon à voir tout le monde à la fois.

— Non, madame, reprit Marianne, dont l’apparence calme était un peu démentie par l’inflexion de sa voix ; j’ai appris le malheur de cette pauvre Henriette et qu’elle désirait ardemment me voir. Elle habite ici tout près, et craignant, je l’avoue, d’être retenue ou de subir une longue discussion, j’y suis allée sans vous prévenir.

— Vous avez fait cela ! s’écria Mme Brou, et vous le déclarez avec cette impudence !…

Elle se leva, tourna dans la chambre sans savoir ce qu’elle faisait, leva les bras en l’air et tomba dans un fauteuil.

— Vous m’injuriez, madame, dit Marianne, dont le visage devint pourpre.

— Et qu’est-ce qu’on peut vous dire quand vous faites des choses… des choses !… Aller voir une fille perdue !… Quitter la maison seule… mais vous êtes donc devenue folle !…

— Assez ! dit vivement le docteur en se tournant vers sa femme ; il faut du moins rester calme, et je désire parler seul avec Marianne de tout ceci. Ce que vous nous dites là, ma pupille, est bien extraordinaire, et j’avoue que j’aurais traité de menteur quiconque serait venu me raconter un tel fait. Ainsi, connaissant la conduite méprisable de cette fille, vous êtes allée la voir, et, sachant bien que jamais on ne vous permettrait une pareille démarche, vous avez quitté la maison à notre insu, abusant de la confiance que nous avons en vous, et faisant à votre réputation le tort le plus grave !

— Monsieur, je ne croyais pas avoir abusé de votre confiance, car je ne vous ai jamais promis de sacrifier mes affections à la crainte de l’opinion, et quant à ma réputation…

— De l’affection pour une pareille créature ! s’écria Mme Brou en levant les mains au ciel, vous osez dire…

— Ce n’est pas son malheur qui doit m’empêcher…

— Son malheur ?… dites son crime, dites son abjection. Est-il rien de plus méprisable qu’une fille qui s’oublie à ce point ?

— Et que direz-vous donc de M. Turquois ?

Emmeline fit un petit soubresaut, de l’air d’un chat qui tombe le nez sur la crème.

— Vous êtes étonnamment instruite, mademoiselle, reprit Mme Brou, et je vous aurais cru plus de modeste. Qui donc vous a si bien informée ? Il est vrai que vous venez de causer avec une personne qui a pu vous en apprendre long, mais je ne vous aurais jamais crue capable de rechercher de pareilles sociétés.

M. Brou se tourna de nouveau vers sa femme, et la réduisit au silence par un regard fulgurant ; elle continua seulement de soupirer, d’étouffer et de lever les yeux et les mains au ciel pendant le reste de l’entretien.

— Je désirerais, en effet, reprit le docteur, savoir qui vous a appris cette scandaleuse histoire, dont nous avions jugé devoir préserver vos oreilles et celles d’Emmeline. J’avais défendu aux domestiques d’en dire le moindre mot devant vous.

Ce ne sont pas les domestiques, monsieur.

— Qui donc, alors ?

— Je ne puis vous le dire.

— Serait-ce Mme Démier ? Elle avait promis…

— Non, monsieur, ce n’est pas elle, je ne l’ai pas vue depuis bien des jours. Mais permettez que je ne réponde plus à ces questions.

— Avoir du caractère est une fort belle