Page:Leo - Marianne.djvu/88

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sur elle seule retombaient la punition et toutes les conséquences. Elle était donc la victime, et, dans la faute commune, tandis qu’il avait la part de la trahison, elle avait celle du dévouement. Il ne souffrait pas, lui ; il restait debout, inentamé, irresponsable, presque triomphant. Oui, c’est cela. Si elle avait commis une faute, ce n’était que contre elle-même ; elle avait pu être imprudente, imprévoyante, mais ce n’étaient pas là des crimes. Le crime, ce crime que signalait la voix aigre de Mme Brou, non, ce n’était pas Henriette qui l’avait commis ; c’était l’homme qui, par des serments d’amour, avait appelé cette femme à une union menteuse et qui, père, commettait cette monstruosité d’abandonner son enfant !

Mais alors comment se pouvait-il que ce fût Henriette qui fut méprisée, rejetée de tous, et M. Turquois absous ? Ici Marianne ne comprenait plus, et elle restait stupéfaite de cette anomalie, de cette injustice énorme ! Il lui eût fallu douter de sa propre conscience pour croire que le monde n’eût pas tort. Et d’autre part, elle n’était pas moins étonnée de cette conclusion ! Tout le monde avoir tort, et elle seule contre lui, Marianne, avoir raison !…

Ah !… Il y avait aussi M. Pierre ! Elle eut en y pensant un élan de joie. Non, elle n’était pas seule. Il était bon et juste, lui, vrai, compatissant ! Oh ! quelle estime elle avait pour lui ! Comme son jugement la rassurait et la fortifiait dans le sien propre !

Et Albert ! Oh Albert surement pensait de même ! Ils étaient à peu près du même âge, ils faisaient les mêmes études, ils devaient avoir les mêmes idées. Oui, les idées nouvelles, plus jeunes et plus généreuses ; c’est cela ! Oh certes ! Albert devait penser ainsi.

Ensuite elle se mit à penser aux raisons que son oncle lui avait données, et qui lui avalent tout d’abord paru bien étranges. La femme était ceci, l’homme était cela. Ainsi la nature en eût fait deux êtres différents, et non pas faits pour s’entendre, comme le veut leur destinée ? La femme est tout sentiment ; l’homme, tout passion et tout intelligence. Elle n’est pas bien savante, Marianne, mais il lui semble pourtant qu’une chose hors de doute et bien établie, c’est que l’intelligence est le contre-poids de l’instinct, qu’elle a pour mission de le régler et souvent de le combattre, et que, dans la carrière progressive de l’humanité, plus on devient intelligent et moins l’on reste instinctif. Si l’homme est vraiment doué particulièrement de cette noble faculté de l’intelligence, il devrait donc être dans le monde le régulateur, le sage et non pas le tentateur, et si la femme est tout sentiment… D’abord qu’est-ce que le sentiment ? Un instinct intelligent ou une connaissance instinctive ? Bien que Marianne ait déjà beaucoup lu, elle n’a pas assez de métaphysique pour résoudre la question, et ce n’est pas étonnant puisque le sentiment, sur lequel on a tant raisonné, n’a pas été défini. Elle a du moins assez de logique pour s’étonner que la femme, tout sentiment, ait pour devoir absolu de n’aimer que sur garanties et de ne se dévouer qu’en raison des lois. Tout ce discours de son oncle lui a paru un pêle-mêle d’étranges contradictions, de non-sens véritables. Et pourtant M. Brou est un homme d’esprit et de savoir. Est-ce qu’il n’aurait jamais réfléchi sérieusement sur ces choses ou lui convient-il qu’elles soient ainsi ?

L’amour ? le mariage ? Marianne avait cru jusque là que l’amour était la préface du mariage simplement, et maintenant, voilà qu’ils se présentent sous deux faces distinctes, séparées. Elle ne voyait d’abord l’enfant que dans le mariage, et voilà que l’amour seul le donne aussi, mais dans le parjure, dans le deuil, dans l’abandon ! Mais un père, une mère, un enfant : pourtant cela est bien la famille. Comment, cet Alfred Turquois peut-il ne pas se trouver engagé ? Le mari d’une femme, n’est-ce pas le père de son enfant ? Le mariage ne peut pas être seulement une phrase, c’est un lien vivant.

Elle se perdait avec trouble et tristesse dans ces pensées. Un grand chagrin pour elle était aussi de penser qu’elle ne devait plus revoir Henriette, surtout pour le bien qu’elle eût fait à la pauvre abandonnée. Mais elle avait promis. Au moins, indirectement elle ne cesserait pas de la protéger.

S’arrachant enfin à sa méditation, Marianne se leva et s’alla mettre à son bureau. Elle y venait chercher dans Albert une consolation et un appui. Après lui avoir raconté tout ce qui s’était passé, ce qu’elle avait fait, son dissentiment avec la famille et son chagrin :

« Dites-moi, cher ami, votre sentiment à cet égard. J’éprouve un grand besoin qu’il soit semblable au mien, et d’ailleurs je n’en doute guère. Vous aimez, donc vous devez souffrir de voir outrager l’amour. Si ce jeune homme n’était pas si indigne, j’ai songé que vous pourriez lui écrire ; mais il me semble trop perverti pour qu’on puisse le faire changer de sentiment. Vous l’avez cru faussement votre ami, car vous ne pouviez vous entendre. Et même Henriette pourrait-elle l’aimer encore ? Je ne le pense pas.

» Quant à M. Pierre Démier, n’est-ce pas, Albert, qu’il sera votre ami, comme il est déjà le mien ? Seulement, ne dites à personne, je vous prie, sa démarche vis-à-vis de moi. Je suis épouvantée de voir combien on jugé sévèrement les actions les plus simples et