Page:Leon Silbermann - Souvenirs de campagne, 1910.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soldats. Ils se faisaient envoyer de Majunga, par les Arabes qui s'y étaient installés pour vendre du caoudji, des paquets de tabac et des cigarettes qui leur coûtaient deux sous le paquet, prix d'Algérie, et qu'ils revendaient aux soldats en route au prix de 10 à 15 francs le paquet. Il en était de même pour le savon et j'ai payé moi-même 10 francs un morceau qui pesait environ une livre. Je fus témoin d'un spectacle navrant à l'hôpital d'évacuation d'Ankaboka. Il me faudrait la plume d'un grand écrivain pour décrire les scènes terrifiantes que j'ai vues de mes yeux. Cet hôpital se composait de plusieurs grandes tentes et d'un grand nombre de petites, ainsi que de tentes-marabouts. Ces petites tentes et les marabouts étaient placés en dehors de l'enceinte de l'hôpital. C'est là qu'ont eu lieu ces scènes auxquelles il m'est impossible de donner un nom. Le matin, j'allais faire mes ablutions au fleuve, muni de mon précieux morceau de savon à 10 francs la livre ; mon mouchoir presque en loques me servait de serviette. J'entendais des gémissements étouffés, sourds et lamentables. Ils venaient de l'intérieur des petites tentes. Je m'approchais, et je voyais des soldats pâles et blêmes allongés par terre, les uns agités par un pressentiment d'épouvante et criant ; les autres, gardant un silence résigné qui déchirait le cœur. Je voyais l'aumônier sortir d'une petite tente et entrer dans une autre ; il essuyait furtivement une larme avec le revers de sa soutane. — Vois-tu, me dit un Parisien du 200e presque mourant, ce pauvre curé nous délivre nos billets de passeport. Mais, ce qui me console, c'est qu'il a écrit là-bas ; les vieux sauront ce qu'il en est.

Je regardais un artilleur qui venait de recevoir les derniers sacrements ; l'énergie était peinte sur sa physionomie ; il sursauta à plusieurs reprises, comme s'il voulait se défendre contre la mort. Ensuite j'allai dans les grandes tentes. L'accès en était interdit, mais j'étais accompagné d'un légionnaire infirmier et personne ne