Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/536

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H. Mong-sounn-yang demanda à Yang-tchou : Un homme qui veille sur sa vie et qui soigne son corps, peut-il arriver à ne jamais mourir ? — Il arrivera certainement à vivre plus longtemps, dit Yang-tchou. Mais, vivre plus longtemps, est-ce un résultat qui vaille qu’on se donne tant de mal, que l’on fasse tant d’efforts ? Le monde a toujours été, et sera toujours, plein de passions, de dangers, de maux, de vicissitudes. On y entend, on y voit toujours les mêmes choses ; les changements même n’y aboutissent à rien de nouveau. Au bout de cent ans d’existence, ceux qui ne sont pas morts de douleur, meurent d’ennui. — Alors, dit Mong-sounn-yang, d’après vous, l’idéal serait le suicide ? — Du tout, dit Yang-tchou. Il faut supporter la vie tant qu’elle dure, en s’ingéniant à se procurer toutes les satisfactions possibles. Il faut accepter la mort quand elle vient, en se consolant par la pensée que tout va être fini. On peut ne pas prolonger sa vie, mais on ne doit pas hâter sa mort.

I. Yang-tchou dit : Pai-Tch’eng Tzeu-kao n’aurait pas sacrifié un poil, pour l’amour de qui que ce fût. Il quitta la capitale, et se fit laboureur dans un recoin ignoré. Le grand U au contraire se dépensa et s’usa tout entier pour les autres. — Les anciens ne donnaient pas un poil à l’État, et n’auraient pas accepté qu’on se dévouât pour eux au nom de l’État. C’est dans ces temps-là, alors que les particuliers ne faisaient rien pour l’État, et que l’État ne faisait rien pour les particuliers ; c’est dans ces temps-là, que l’État se portait bien. — Et vous, demanda K’inn-kou-li à Yang-tchou, sacrifieriez-vous un poil de votre corps, pour le bien de l’État ? — Un poil, dit Yang-tchou, ne lui profiterait guère. — Mais enfin, s’il lui profitait, le sacrifieriez-vous ? insista K’inn-kou-li. Yang-tchou ne répondit pas[1]. — — K’inn-kou-li sortit et rapporta à Mong-sounn-yang la conversation qu’il venait d’avoir avec Yang-tchou. Vous n’avez peut-être pas compris la portée de sa pensée, dit Mong-sounn-yang. Si on vous offrait une forte somme pour un morceau de votre peau, le donneriez-vous ?.. Oui, dit K’inn-kou-li. — Et si on vous offrait une principauté pour un de vos membres, le donneriez-vous ?... K’inn-kou-li hésitant à répondre, Mong-sounn-yang dit : un poil, c’est moins qu’un morceau de peau ; un morceau de peau, c’est moins qu’un membre. Mais, additionnés, beaucoup de poils vaudraient un morceau de peau, beaucoup de morceaux de peau vaudraient un membre. Un poil, c’est une partie du corps, donc quelque chose de précieux. — K’inn-kou-li dit : Maître je ne suis pas assez fort en dialectique, pour pouvoir répondre à votre argument ; mais je sens que, si je leur déférais nos propositions, Lao-tan et Koan-yinn-tzeu approuveraient la vôtre (et celle de Yang-tchou), le grand U et Mei-ti approuveraient la mienne. — Mong-sounn-yang parla d’autre chose.

J. Yang-tchou dit : On ne dit que du bien de Chounn, de U, de Tcheou-koung, et de Confucius ; ou ne dit que du mal de Kie (dernier empereur des

  1. De là la réputation d’égoïsme de Yang-tchou. Son égoïsme n’est qu’un point particulier de son épicurisme général.