incurable, car les hommes ne se doutent pas qu’ils sont atteints de cette manie de l’imitation. Folie générale, car l’empire tout entier est atteint de cette manie. Aussi est ce bien en vain que j’essaierais de remettre les hommes sur le chemin de l’action personnelle spontanée, émanant du moi, de l’instinct propre. Hélas ! — La musique noble laisse les villageois indifférents, tandis qu’une chanson triviale les fait pâmer d’aise. De même, les pensées élevées n’entrent pas dans les esprits farcis d’idées vulgaires. Le bruit de deux tambours en terre cuite couvre le son d’une cloche de bronze. Comment me ferais-je écouter des fous qui peuplent l’empire ? Si j’espérais pouvoir y arriver, moi aussi je serais fou. Aussi les laisserai-je faire, sans rien entreprendre pour les éclairer. Aucun d’eux, d’ailleurs, ne m’en voudra ; car ils tiennent à leur commune folie. Comme ce lépreux, auquel un fils naquit à minuit ; qui alla quérir de la lumière, pour s’assurer que l’enfant était bien lépreux comme lui, et ne le caressa qu’après avoir constaté que oui.
O. Soit un arbre séculaire. On en coupe une branche. D’un morceau de cette branche, ou fait un vase rituel ciselé et peint ; le reste est jeté dans le fossé et y pourrit. Puis on dira, le vase est beau, le reste est laid. Et moi je dis, et le vase, et le reste, sont laids, car ils ne sont plus du bois naturel, mais des objets artificiels déformés. Je juge de même du brigand Tchee, des Sages Tseng-chenn et Cheu-ts’iou. On appelle l’un vicieux, les autres vertueux. A mes yeux ils ont également le tort de n’être plus des hommes, car ils ont agi contre nature, peu importe que ce soit bien ou mal. — Et quelles sont les causes de cette ruine de l’humaine nature ? Ce sont les théories artificielles sur les couleurs (la peinture), qui ont perverti la vue ; les théories sur les sons (la musique) qui ont perverti l’ouïe ; les théories sur les odeurs (la parfumerie), qui ont perverti l’odorat ; les théories sur les saveurs (l’art culinaire), qui ont perverti le goût ; les artifices littéraires (rhétorique et poétique), qui ont affolé le cœur et faussé la nature (par le lyrisme et l’enthousiasme). Voilà les ennemis de la nature humaine, chers à Yang-tchou et à Mei-ti. Ce n’est pas moi qui considérerai jamais les arts comme des biens. Les règles artificielles étreignent, emprisonnent ; comment pourraient-elles rendre heureux ? L’idéal du bonheur, serait-ce l’état du ramier enfermé dans une cage ? n’est ce pas plutôt l’état du ramier libre dans les airs ? Pauvres gens ! leurs théories sont un feu qui tourmente leur intérieur, leurs rites sont un corset qui enserre leur extérieur. Ainsi torturés et ligotés, à qui les comparerai-je ? À des criminels tenaillés ? à des fauves encagés ? Est ce là le bonheur ?!