Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/680

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C’est ce que le sur-homme seul comprend ; Confucius, Sage vulgaire, s’est trompé sur ce point. Aussi, quand il gouverne, le sur-homme ne s’embarrasse pas dans ces détails, et par suite le gouvernement du monde n’est pour lui qu’un poids léger. Il ne s’occupe que du manche (la barre du gouvernail), et se garde d’entrer en contact avec les affaires. De haut son coup d’œil domine tout. Aucun intérêt particulier ne le touche. Il ne s’enquiert que de l’essence des choses. Il laisse faire le ciel et la terre, il laisse aller tous les êtres, sans la moindre fatigue d’esprit, puisqu’il est sans passion. Ayant pénétré jusqu’au Principe et identifié son action avec la sienne, il rejette la bonté et l’équité artificielles, les rites et la musique conventionnels. Car l’esprit du sur-homme est dominé par une idée unique et fixe, ne pas intervenir, laisser agir la nature et le temps.


H.   Dans le monde actuel, la vogue est aux livres (anthologies de Confucius). Les livres ne sont que des assemblages de mots. Les mots rendent des idées. Or les idées vraies dérivent d’un principe non sensible, et ne peuvent guère mieux être exprimées en paroles que lui. Les formules qui remplissent les livres n’expriment que des idées conventionnelles, lesquelles répondent peu ou pas à la nature des choses, à la vérité. Ceux qui savent la nature n’essaient pas de l’exprimer en paroles ; et ceux qui l’essaient montrent par là qu’ils ne savent pas. Le vulgaire se trompe en cherchant dans les livres des vérités ; ils ne contiennent que des idées truquées. —

I. Un jour, tandis que le duc Hoan de Ts’i lisait, assis dans la salle haute, le charron Pien travaillait à faire une roue dans la cour. Soudain, déposant son marteau et son ciseau, il monta les degrés, aborda le duc et lui demanda : Qu’est ce que vous lisez là ? — Les paroles des Sages, répondit le duc. — De Sages vivants ? demanda Pien. — De Sages morts, dit le duc. — Ah ! fit Pien, le détritus des anciens. — Irrité, le duc lui dit : Charron, de quoi te mêles-tu ? Dépêche-toi de te disculper, ou je te fais mettre à mort. — Je vais me disculper en homme de mon métier, repartit le charron. Quand je fabrique une roue, si j’y vais doucement, le résultat sera faible ; si j’y vais fortement, le résultat sera massif ; si j’y vais, je ne sais pas comment, le résultat sera conforme à mon idéal, une bonne et belle roue ; je ne puis pas définir cette méthode ; c’est un truc qui ne peut s’exprimer ; tellement que je n’ai pas pu l’apprendre à mon fils, et que, à soixante-dix ans, pour avoir une bonne roue, il faut encore que je la fasse moi-même. Les anciens Sages défunts dont vous lisez les livres, ont-ils pu faire mieux que moi ? Ont-ils pu déposer, dans leurs écrits, leur truc, leur génie, ce qui faisait leur supériorité sur le vulgaire ? Sinon, les livres que vous lisez ne sont, comme j’ai dit, que le détritus des anciens, le déchet de leur esprit, lequel a cessé d’être.