Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/734

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vous voulez trouver la paix, dépouillez-vous en bénévolement, éteignez tous les désirs de votre cœur, retirez-vous dans la solitude. Dans le pays de Nan-ue, il y a une ville, dite Siège de la solide vertu. Ses habitants sont ignorants et frustes, sans intérêts propres et sans désirs. Ils produisent, mais ne thésaurisent pas ; ils donnent, sans exiger qu’on leur rende. Chez eux, ni étiquette, ni cérémonies. Cependant, malgré leur air de sauvages, ils pratiquent les grandes lois naturelles, fêtent les naissances et pleurent les décès. Marquis, quittez votre marquisat, renoncez à la vie vulgaire ; allons vivre ensemble là-bas ! — C’est loin ! fit le marquis ; la route est difficile ; il y a des monts et des fleuves à passer ; je n’ai ni bateau ni char. — I-leao dit : Si vous étiez détaché de vos dignités, si vous ne teniez pas à votre pays, si vous désiriez aller là bas, votre désir vous y transporterait. — C’est loin ! fit le marquis. Et les provisions ? Et les compagnons ? — I-leao dit : Si vous ne teniez pas à votre luxe, si vous n’étiez pas attaché à votre bien-être, vous ne vous préoccuperiez pas des provisions ; vous vous confieriez aux fleuves, à la mer, ne craignant même pas de perdre la terre de vue ; et l’abandon de vos compagnons ne vous ferait pas reculer. Mais je vois bien, maître de vos sujets, que vos sujets sont vos maîtres, car vous tenez à eux. Vous n’êtes pas un Yao, qui ne considéra jamais personne comme son sujet, et ne fut jamais le sujet de personne. J’ai tenté de vous guérir de votre mélancolie ; mais vous n’êtes pas homme à employer l’unique remède efficace, lequel consiste, après avoir tout abandonné, à s’unir au Principe, dans l’abstraction Cette abstraction doit aller jusqu’à l’oubli de sa personnalité. Car tant qu’on garde la notion de sa personnalité, ses conflits avec celles d’autrui empêcheront la paix. Soit un bac traversant un fleuve. Si une barque vide qui dérive vient à le heurter, fussent-ils irascibles, les mariniers du bac ne se fâcheront pas, parce qu’aucune personne n’est entrée en conflit avec eux, la barque étant vide. Si, au contraire, il y a une personne dans la barque, des cris et des injures partiront aussitôt du bac. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu conflit de personnes. ... Un homme qui aura su se dépouiller même de sa personnalité pourra parcourir le monde entier sans éprouver de conflit.


C.   Un certain Tch’ee fut chargé, par le duc Ling de Wei, de recueillir l’argent nécessaire pour fondre un carillon de cloches. Il s’établit sur un tertre, à l’entrée de la ville. Au bout de trois mois, le carillon était fondu et suspendu. King-ki, du sang impérial des Tcheou, demanda à Tch’ee : Comment avez vous fait, pour réussir si bien et si vite ? — Tch’ee dit : Je me suis bien gardé de rien faire. L’adage ne dit-il pas : ciseler, polir ne vaut pas laisser agir la nature. Avec l’air le plus indifférent, sans m’en occuper aucunement, j’ai laissé faire les gens, spontanément, comme la nature opère. Ils sont venus, apportant leurs offrandes, sans que je les aie appelés, et sont repartis sans que je les aie retenus. Je n’ai rien dit, ni à ceux qui m’ont déplu, ni à ceux qui m’ont plu. Ils ont tous donné ce qu’ils pouvaient ou voulaient, et moi j’ai encaissé sans observations. Ainsi tout s’est passé sans le moindre accroc. La même manière de faire ferait réussir pareillement l’entreprise la plus considérable (le gouvernement d’une principauté ou d’un empire, dit la glose).


D.   Après que Confucius, bloqué durant sept jours, avec ses disciples, sur la frontière des principautés de Tch’enn et de Ts’ai, eut failli périr de