Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/750

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Cependant un détail de cette histoire avait choqué l’honnête Yen-yuan. Comment se peut-il, demanda-t-il à Confucius, que le roi Wenn ait allégué un songe qu’il n’avait pas eu ? — Tais-toi ! dit Confucius. Tout ce que le roi Wenn a fait fut bien fait. Il ne faut pas juger cet homme. Naturellement droit, dans ce cas il dut se plier aux circonstances[1].


I.   Lie-uk’eou (Lie-tzeu) tirait de l’arc en présence de Pai-hounn ou-jenn. Il tenait son arc d’un bras si ferme, que, une coupe pleine d’eau étant fixée sur son coude gauche, au moment où il décochait sa flèche, l’eau n’était pas répandue. Sa main droite était si active, que, une flèche à peine lancée, la suivante était ajustée. Et, durant tout ce temps, son corps restait droit comme une statue (l’idéal du tir maniéré de l’école ancienne). ... Ceci, dit Pai-hounn ou-jenn (le taoïste), c’est le tir d’un tireur, d’un homme qui veut tirer, d’un homme qui sait qu’il tire (art, non nature). Venez avec moi, sur quelque cime, au bord d’un gouffre, et nous verrons ce qui restera de vos poses. — Ils allèrent ensemble sur une haute montagne, au bord d’un précipice profond de cent fois la hauteur d’un homme. Là Pai-hounn ou-jenn se campa au bord de l’abîme, ses talons débordant dans le vide. Appuyé seulement sur le bout des pieds, il fit la révérence à Lie-uk’eou, et l’invita à venir prendre place à côté de lui. Mais déjà le vertige avait fait tomber celui-ci à quatre pattes, la sueur lui coulant jusqu’aux talons. Pai-hounn ou-jenn lui dit : Le sur-homme porte son regard jusqu’au fond de l’azur céleste, dans les profondeurs des abîmes terrestres, aux extrémités de l’horizon, sans que ses esprits vitaux soient émus le moins du monde. Quiconque n’en est pas là n’est pas un sur-homme[2]. À voir vos yeux hagards, vous me faites l’effet d’avoir le vertige.


J.   Kien-ou dit à Sounnchou-nao : Vous avez été mis en charge trois fois sans vous exalter, et avez été congédié trois fois sans vous affecter. J’ai d’abord soupçonné que vous posiez pour l’indifférence. Mais, m’étant convaincu que, dans ces occurrences, votre respiration reste parfaitement calme, je crois maintenant que vous êtes vraiment indifférent. Comment avez-vous fait pour en arriver là ? — Je n’ai rien fait du tout, dit Sounnchou-nao. Je n’ai été pour rien, ni dans mes nominations, ni dans mes dégradations. Il n’y a eu, dans ces aventures, ni gain ni perte pour mon moi, voilà pourquoi je ne me suis ni exalté ni affecté. Qu’y a-t-il en cela d’extraordinaire ? Rien de plus naturel, au contraire. Ma charge n’était pas mon moi, mon moi n’était pas ma charge. Faveur et défaveur tenaient à ma charge, non à mon moi. Alors pourquoi me serais-je donné l’inquiétude et la fatigue de m’en préoccuper ? N’eussé-je pas perdu mon temps à penser à l’estime ou à la mésestime des hommes ? — Confucius ayant su cette réponse, dit : Voilà bien l’homme vrai antique. Les anciens de cette trempe ne se laissaient ni impressionner par les discours des savants, ni séduire par les charmes de la beauté, ni violenter par les puissants brutaux. Fou-hi et Hoang-ti briguèrent en vain leur amitié. Ni l’amour de la vie, ni la crainte de la mort, ces motifs si puissants sur le vulgaire, ne leur faisaient aucune impression. Alors quel effet pouvaient leur faire les dignités et les richesses ? Leur esprit était plus haut que les

  1. Opportunisme confucéiste primant la morale. On voit que Confucius n’est pas bien converti. Le bout de son oreille passe ici.
  2. Toute perturbation physique, est symptôme d’imperfection de la nature. Comparer Lie-tzeu, chap, 2 E.