Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/844

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tuera ; si je ne réussis pas, vous m’en ferez peut être autant ; dans les deux cas, vos mille taëls seront de trop (ne me serviront pas). Si je plais au roi et vous contente, alors vos mille taëls? Ils seront trop peu. Voilà pourquoi j’ai refusé votre argent. — Bien, dit le prince. Notre roi n’aime que les spadassins. — Je sais, dit Tchoang-tzeu. Je tire fort bien de l’épée. — Parfait, fit le prince. Seulement, les spadassins du roi portent tous un turban à gland et un pourpoint étroit ; ils ont des mines féroces et le verbe très haut. Le roi ne prise plus que ce genre. Si vous vous présentez à lui en robe de lettré, il ne vous regardera même pas. — Alors, fit Tchoang-tzeu, faites moi faire le costume en question. Trois jours plus tard, le prince présenta au roi Tchoang-tzeu costumé en spadassin. Le roi le reçut, l’épée nue à la main. Tchoang-tzeu s’avança vers lui lentement (pour éviter de se faire prendre pour un assassin déguisé), et ne le salua pas (même raison). — Pourquoi, lui demanda le roi, vous êtes-vous fait annoncer à moi par mon fils ? — J’ai ouï dire, fit Tchoang-tzeu, que vous aimez les duels à l’épée. Je voudrais vous montrer ce que je sais faire en ce genre. — De quelle force êtes-vous ? demanda le roi. — Voici, dit Tchoang-tzeu : placez un spadassin de dix en dix pas, sur mille stades de longueur ; je leur passerai sur le corps à tous, à la file. — Ah ! fit le roi ravi ; vous n’avez pas votre pareil. — Et voici ma théorie, dit Tchoang-tzeu : J’attaque mollement, je laisse venir l’adversaire, il s’échauffe, je feins de fléchir, il s’emballe, je l’embroche. Voulez-vous me permettre de vous montrer la chose ? — Pas si vite, maître, fit le roi inquiet. Allez d’abord vous reposer. Quand les préparatifs auront été faits, je vous ferai mander. —   B.   Alors le roi fit faire l’exercice à ses spadassins, durant sept jours de suite. Plus de soixante furent tués ou blessés. Le roi choisit les cinq ou six plus habiles, les rangea au bas de la grande salle, l’épée à la main, prêts à combattre, puis ayant mandé Tchoang-tzeu, il lui dit : Je vais vous mettre en présence de ces maîtres. ... J’ai dû attendre assez longtemps, dit Tchoang-tzeu. — Quelles sont les dimensions de votre épée ? demanda le roi. — Toute épée me va, dit Tchoang-tzeu. Cependant, il en est trois que je préfère. À votre choix. — Expliquez-vous, dit le roi. — Ce sont, dit Tchoang-tzeu, l’épée de l’empereur, l’épée du vassal, l’épée du vulgaire. — Qu’est-ce que l’épée de l’empereur ? demanda le roi. ... C’est, fit Tchoang-tzeu, celle qui couvre tout à l’intérieur des quatre frontières, celle qui s’étend jusque sur les barbares limitrophes, celle qui règne des montagnes de l’ouest à la mer orientale. Suivant le cours des deux principes et des cinq éléments, des lois de la justice et de la clémence, elle se repose au printemps et en été (saisons des travaux), elle sévit en automne et en hiver (saisons des exécutions et des guerres). À ce glaive tiré de son fourreau et brandi, rien ne résiste. Il force tout être à la soumission. C’est là l’épée de l’empereur. — Surpris, le roi demanda : Qu’est ce que l’épée du vassal ?.. C’est, dit Tchoang-tzeu, une arme faite de bravoure, de fidélité, de courage, de loyauté, de sagesse. Brandi sur une principauté, conformément aux lois du ciel, de la terre et des temps, ce glaive maintient la paix et l’ordre. Redouté comme la foudre, il empêche toute rébellion. Voilà l’épée du vassal. — Et l’épée du vulgaire, qu’est-ce ? demanda le roi. ... C’est, dit Tchoang-tzeu, le fer qui est aux mains de certains hommes, qui portent un turban à gland et un pourpoint étroit ; qui roulent des yeux féroces et ont le verbe très haut ; qui se coupent la gorge, se percent le foie ou les poumons, dans des duels sans but ; qui s’entre-tuent, comme font les coqs de combat, sans aucune utilité.