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les relations avec les grands qui donnent l’envie de se pousser, et la fréquentation des hommes vulgaires qui donne envie de profiter comme eux de toute occasion pour faire ses affaires.


H.   Un politicien en quête d’un maître à servir, ayant fait sa cour au roi de Song, avait reçu dix charretées de présents, qu’il montra à Tchoang-tzeu avec une ostentation puérile. Tchoang-tzeu lui dit : Au bord du Fleuve, une pauvre famille vivait péniblement de tresser des nattes, (métier très peu lucratif). Ayant plongé dans les eaux, le fils de la famille en retira une perle valant bien mille taëls. Quand son père l’eut vue, vite, dit-il, prends une pierre et brise-la ! Les perles de cette grosseur ne se trouvent que tout au fond de l’abîme, sous le menton du dragon noir. Quand tu l’as prise, le dragon dormait sans doute. A son réveil, il la cherchera, et s’il la trouve chez nous, ce sera notre perte… Or le royaume de Song est aussi un abîme, et son roi est pire que le dragon noir. Il était distrait sans doute, quand vous avez mis la main sur ces dix charretées de belles choses. S’il se ravise, vous serez écrabouillé.


I.   Un prince ayant fait inviter Tchoang-tzeu à devenir son ministre, celui-ci répondit à l’envoyé : Le bœuf[1] destiné au sacrifice est revêtu d’une housse brodée, et reçoit une provende de choix. Mais un jour on le conduit au grand temple (pour y être abattu). À ce moment-là, il préférerait être le bœuf le plus vulgaire, dans le dernier des pâturages. Ainsi en va-t-il des ministres des princes. Honneurs d’abord, disgrâce et mort en son temps.


J.   Quand Tchoang-tzeu fut près de mourir, ses disciples manifestèrent l’intention de se cotiser pour lui faire des funérailles plus décentes. Pas de cela ! dit le mourant. J’aurai assez du ciel et de la terre comme bière, du soleil de la lune et des étoiles comme bijoux (on en mettait dans les cercueils), de la nature entière comme cortège. Pourrez-vous me donner mieux que ce grand luxe ? — Non, dirent les disciples, nous ne laisserons pas votre cadavre non enseveli, en proie aux corbeaux et aux vautours. — Et, pour lui éviter ce sort, dit Tchoang-tzeu, vous le ferez dévorer enseveli par les fourmis. En priver les oiseaux, pour le livrer aux insectes, est-ce juste ? — Par ces paroles suprêmes, Tchoang-tzeu montra sa foi dans l’identité de la vie et de la mort, son mépris de toutes les vaines et inutiles conventions. À quoi bon vouloir aplanir avec ce qui n’est pas plan ? À quoi bon vouloir faire croire avec ce qui ne prouve rien ? Quelle proportion ont, avec le mystère de l’au-delà, les rits et les offrandes ? Les sens ne suffisent que pour l’observation superficielle, l’esprit seul pénètre et fait conviction. Cependant le vulgaire ne croit qu’à ses yeux, et n’use pas de son esprit. De là les vains rits et les simulacres factices, pour lesquels le Sage n’a que du dédain.


  1. Comparer la tortue, chapitre 17 E.