Page:Leopardi - Poésies et Œuvres morales, t1, 1880, trad. Aulard.djvu/253

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aux choses ? Seule, la vue certaine que tout est vain, hormis la douleur.

Ô Torquato, ô Torquato, alors le ciel nous préparait ton âme sublime et ne te préparait que des larmes. Ô malheureux Torquato ! ton doux chant ne peut te consoler ni fondre la glace dont ton âme, qui était si ardente, avait été entourée par la haine, par l’envie immonde des particuliers et des tyrans. L’amour, l’amour, la dernière illusion de notre vie, t’abandonnait. Le néant te parut une ombre réelle et solide, et le monde une plage inhabitée. Ton honneur tardif, tes yeux ne l’ont pas vu ; l’heure suprême te fut une récompense et non un dommage. C’est la mort que demande celui qui a connu notre mal, et non une couronne.

Reviens, reviens parmi nous, sors de ton sépulcre muet et désolé, si tu es désireux d’angoisse, ô misérable exemple d’infortune ! La vie d’alors te parut triste et affreuse : la nôtre est encore pire. Ô ami, qui te plaindrait ? on n’a souci que de soi-même. Qui n’appellerait encore insensé ton mortel chagrin, aujourd’hui que ce qui est grand et rare se nomme folie. Ce n’est plus l’envie, c’est l’indifférence, bien plus dure que l’envie, qui attaque les grands hommes. Les chiffres sont plus écoutés que la poésie, et qui aujourd’hui t’apprêterait le laurier une seconde fois ?

Depuis toi jusqu’à ce jour, ô malheureux génie,