Page:Leopardi - Poésies et Œuvres morales, t2, 1880, trad. Aulard.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il en est qui, pour passer les heures, choisissent les œuvres cruelles de Mars, et par oisiveté trempent leur main dans le sang de leurs frères. Il en est que consolent les maux d’autrui, et qui pensent se rendre moins tristes en rendant les autres malheureux : leurs actes malfaisants mettent le temps en fuite. L’un poursuit la vertu, la science et les arts ; l’autre foule aux pieds son pays et celui d’autrui, ou trouble l’antique repos des rivages lointains avec le négoce, les armes et les fraudes, et ils passent ainsi les années que leur assigne le destin.

Toi, un désir plus paisible, un soin plus doux te guident dans la fleur de ta jeunesse, dans le bel avril de tes ans, don charmant du ciel, le premier de tous, mais don pesant, amer, ennemi pour qui n’a pas de patrie. Tu es saisi et mordu du goût des vers, du goût de reproduire par la parole le beau qui apparaît dans le monde, beau si rare, mesquin et fugitif, et celui que, plus bonne que la nature et le ciel, la fantaisie charmante et nos propres illusions nous donnent en abondance. Mille fois heureux celui qui ne perd pas dans le cours des ans le pouvoir fragile de l’imagination amie, à qui les destins ont donné de garder éternelle la jeunesse des ans, qui dans l’âge mûr et dans la vieillesse, comme jadis dans son âge tendre, embellit la nature dans le secret de sa pensée, et ravive la mort et le désert. Que le ciel t’accorde