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Page:Leopardi - Poésies et Œuvres morales, t3, 1880, trad. Aulard.djvu/186

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même des personnes, ne manque jamais de produire un effet désastreux. Il crée en l’homme un sentiment qu’il porte perpétuellement en lui-même, tant que son père vit, et qui est confirmé par l’opinion qu’il inspire visiblement et nécessairement à la foule. Je parle d’un sentiment de sujétion et de dépendance : on sent qu’on ne dispose pas librement de soi, qu’on n’est pas, pour ainsi dire, une personne entière, mais une partie, un membre d’une personne, et que notre nom appartient plus à autrui qu’à nous. Ce sentiment est plus profond chez ceux qui seraient les plus capables d’agir, parce qu’ils sont plus éveillés, plus sensibles, plus prompts à voir quelle est réellement leur condition, et il est impossible qu’il s’accorde, je ne dis pas avec les grandes actions, mais même avec les grands desseins. La jeunesse se passe ainsi. C’est à quarante ou cinquante ans que l’homme se sent pour la première fois maître de lui, et il est inutile de dire qu’il n’éprouve plus le désir d’agir, et que, s’il l’éprouvait, il n’aurait plus ni ardeur, ni force, ni temps. Là aussi, on voit qu’on ne peut avoir au monde aucun bien qui ne soit accompagné de maux dans la même mesure : car l’avantage inappréciable de marcher dans sa jeunesse derrière un guide expérimenté et tendre, comme seul peut l’être un père, est compensé par une sorte d’anéantissement de la jeunesse et de la vie.