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LE MANOIR DE VILLERAI

ment à devenir un peu incohérentes. Le sujet auquel il revenait le plus souvent dans son délire était Rose Lauzon ; et il cita à l’auditeur attentif placé auprès de lui plus d’une anecdote et plus d’un trait de caractère tendant à prouver que ce n’était pas seulement la beauté de la jeune fille qui avait gagné l’amour de ce cœur tendre et fidèle. Graduellement, cependant, sa voix devint plus faible, ses yeux fixes se ternirent ; la sueur glacée de la mort coula bientôt de son front pâle, et entre minuit et une heure, cette heure si solennelle pendant laquelle les grands changements de la vie arrivent si souvent aux hommes, il s’endormit paisiblement dans le profond sommeil de l’éternité.

Gustave, qui avait toujours continué à le veiller avec soin et tendresse, lui ferma les yeux ; et, après une courte mais fervente prière auprès du cadavre du brave soldat, il se rendit à son quartier, accablé de sentiments pénibles, de pensées tristes et de sérieuses réflexions. Longtemps il ne put garder son cœur tranquille, ni empêcher son âme de se rappeler continuellement cette scène solennelle et touchante : les doux souvenirs, l’immortel amour du pauvre Charles Ménard, et l’aimable, mais, hélas ! infortunée jeune fille qui l’avait inspiré.


VI


Le général de Montcalm aurait volontiers continué les succès obtenus au fort Henry en faisant une attaque sur le fort Edouard ; mais dans l’état actuel de la colonie la chose devenait impossible. La famine s’était déjà fait sentir depuis quelque temps, et sa main impitoyable s’appesantissait chaque jour davantage sur ce malheureux peuple. La moisson de l’année précédente avait complètement manqué dans plusieurs parties du pays. Aussi, en raison de ces circonstances et de la négligence avec laquelle la France expédiait les provisions qu’on lui demandait si instamment, tous les vivres s’élevèrent à un prix fabuleux. Pour remédier à ces malheurs autant que possible, la milice fut licenciée après la prise du fort Henry, et les hommes renvoyés chez eux pour aider aux travaux de la moisson. Des pluies incessantes tombèrent pendant