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LE MANOIR DE VILLERAI

aux yeux brillants comme des escarboucles, se jettent à la nage, grimpent sur le canot, et cela, toujours avec les miaulements les plus effrayants. Une idée lumineuse me traverse la tête : Jette-leur le tison, criai-je à celui qui le tenait ; ce qu’il fait aussitôt. Les cris cessent, les deux chats sautent sur le tison et s’en retournent à la cabane, où la petite lumière reparaît aussitôt[1]. »

Ici, Baptiste termina brusquement son récit, il reprit sa pipe, montrant par là que l’histoire était finie. Il y eut un court intervalle de silence ; mais tout à coup André Lebrun, l’amant malheureux de la jolie Rose, s’écria avec vivacité :

— C’est une assez bonne histoire, père Baptiste, mais un peu difficile à croire. Pour ma part, je dois avouer qu’elle me paraît suspecte.

Le vieux voyageur ôta sa pipe de sa bouche, et mesurant avec calme le jeune paysan d’un regard de profond mépris :

— Comme de raison, André Lebrun, répondit-il, comment pourrais-tu croire cela, toi dont les plus grandes aventures n’ont jamais été probablement que le meurtre de quelque veau récalcitrant, pour le marché, ou la chasse d’une misérable corneille ravageant tes champs ?

Des éclats de rire accueillirent cette brusque réponse, tandis que André Lebrun, la figure aussi rouge que le fameux tison de l’histoire, murmurait son opinion à l’oreille d’une jeune fille qui était à ses côtés.

— Quand l’oncle de Baptiste, disait-il tout bas, a vu ces merveilles, il était probablement sous l’influence de nombreuses libations de rhum ou d’eau-de-vie, dont les voyageurs d’alors ne se privaient guère.

Les commentaires que l’on fit sur le dernier conte, furent

  1. Ce conte et celui qui va bientôt suivre n’appartiennent pas à l’auteur ; il les a pris dans une ancienne gazette canadienne, à laquelle il en laisse volontiers, sinon la responsabilité, au moins la propriété. Il y aurait un travail très intéressant à faire sur cette foule de légendes canadiennes, d’histoires, de contes, que savent tous nos vieillards, et qui font souvent passer de si agréables veillées à la campagne. Plusieurs sont empreints d’un caractère d’originalité très remarquable et montrent jusque dans leurs plus petits détails l’esprit national, toujours intact ; on y rencontre souvent un atticisme très pur, et des saillies de gaieté très nombreuses.