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LE MANOIR DE VILLERAI

nous séparer ici, et elle s’arrêta brusquement, attendant qu’il prît les devants.

— Non, Rose, reprit-il amicalement de sa voix la plus douce : c’est pousser trop loin l’humilité ; c’est être particulier au delà des limites. Quel mal fais-je ici ?

— Il n’est pas convenable, monsieur, reprit-elle avec une fermeté qui ne lui était pas ordinaire, que M. de Montarville, le riche et noble fiancé de mademoiselle de Villerai, marche et converse avec une pauvre fille comme moi, comme si j’étais son égale.

— Pensez-vous, Rose, que je vous regarde comme une inférieure ? reprit-il avec vivacité, surpris de se voir oublier son sang-froid ordinaire. Remarquant, toutefois, le regard étonné et inquiet qu’avait causé sa dernière exclamation, il ajouta doucement :

— Nos positions dans la vie peuvent être différentes, mais certainement la nature humaine est la même dans toutes les classes ; et il nous est permis d’échanger des marques de courtoisie, et d’avoir de la sympathie l’un pour l’autre, sans déroger en aucune manière à ce qui est dû à nos positions respectives dans l’échelle sociale.

Mais l’esprit pur et droit de la jeune villageoise n’était pas sophistique, et elle reprit avec plus de conviction qu’auparavant :

— M. de Montarville, laissez-moi passer. Je ne comprends pas peut-être tout ce que vous venez de me dire, mais je sais qu’il n’est pas bien de votre part de me retenir ainsi. Je vous en prie, laissez-moi !

— Bien ; qu’il soit fait comme vous désirez, reprit-il. Pour tout au monde, gentille enfant, je ne voudrais vous affliger, ni vous troubler.

— Trop tard ! trop tard ! murmura la jeune fille d’une voix de détresse ; et en même temps, une jolie carriole traînée par un cheval canadien des plus petits, mais des plus vigoureux, vint rapidement de leur côté.

C’était le curé du village. En apercevant les deux jeunes gens, il montra un vif étonnement, mais revenant aussitôt, il répondit au salut respectueux de de Montarville par une légère et froide inclination de tête, et jetant un regard inquiet et sévère sur Rose, il continua rapidement son chemin.