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larges, dans les promenades d’où l’on découvre le panorama magnifique du campo environnant et des Andes prochaines. Ils traversèrent le paseo Amancaes, du nom de la fleur couleur d’or, et là Marie-Thérèse ne s’arrêta point de répondre aux saluts. On se trouvait en plein quartier aristocratique. Là, le voile noir des Liménéennes était remplacé par les toilettes à l’instar de Paris, car le masque trop discret de la manta est interdit le soir à toute femme « distinguée ». C’était l’heure de la promenade, du glacier où l’on s’attarde à prendre les helados en bavardant sur l’amour, les chiffons et la politique. Ils arrivèrent sur la plaza Mayor quand les premières étoiles se levaient à l’horizon. La foule était très dense, et les voitures avançaient lentement. Des femmes parées comme pour le bal, nu-tête, une fleur dans les cheveux, se faisaient traîner dans des calèches. Des jeunes gens groupés près d’une fontaine, au centre de la place, leur adressaient des sourires, des coups de tête…

— C’est extraordinaire ! toujours pas un Indien ! murmura Marie-Thérèse.

— Ils viennent dans ces quartiers ?

— Eh ! il y en a toujours pour venir voir le défilé de la plaza Mayor

Debout, devant un café, une petite troupe de métis pérorait. Les noms de Garcia et de Veintemilla, le président de la République, étaient renvoyés de l’un à l’autre avec des commentaires plus ou moins aimables. Un commerçant gémissait de la crainte qu’il avait que l’ère des pronunciamientos ne fût rouverte.

L’auto tourna au coin de la cathédrale, et bientôt s’engagea dans une rue assez étroite. Comme Marie-Thérèse voyait le chemin libre, elle força un peu l’allure, mais, tout à coup, elle stoppa sans pouvoir éviter de faire une légère embardée. Elle avait failli écraser un homme qui se tenait maintenant au milieu de la calle, immobile, drapé orgueilleusement dans un punch. Ils avaient reconnu l’Indien.

— Huascar ! s’écria-t-elle furieuse.

— Huascar vous prie de ne pas passer par ce chemin, señorita.

— Le chemin est à tout le monde, Huascar ! Éloigne-toi !

— Huascar n’a plus rien à dire à la señorita. La voiture passera sur Huascar !…

Raymond voulait intervenir, mais Marie-Thérèse l’arrêta du geste.

— Écoute, Huascar, ta conduite est étrange, fit la jeune fille. Pourrais-tu me dire pourquoi on ne voit plus un Indien dans la ville ?…

— Les frères de Huascar font ce qu’ils veulent. Ce sont des hommes libres !…

Elle haussa les épaules, sembla réfléchir, puis, cédant à la prière de l’Indien, elle se disposa à prendre un autre chemin. Au moment de partir, elle se retourna et, pensive, dit à l’homme qui n’avait pas bougé :

— Tu es toujours mon ami, Huascar ?

L’Indien, à ces mots, se découvrit lentement et leva les yeux vers les premières étoiles, comme pour attester le ciel que Marie-Thérèse n’avait pas de plus grand ami sur la terre que Huascar. Ce fut sa seule réponse. La jeune fille lui cria un bref adios ! et l’auto s’éloigna.

Elle s’arrêta en face d’un magnifique hôtel dont le concierge se précipita au-devant de Marie-Thérèse. Mais un personnage avait été encore plus rapide que lui. C’était le marquis Christobal de la Torre dont la calèche venait également d’arriver. Il jeta de véritables cris de joie en apercevant les voyageurs qu’il n’attendait que le lendemain. Il salua François-Gaspard en termes magnifiques et, lui montrant la porte de sa demeure :

Apease señor, y descanse, aqui esta usted en su casa ! (Mettez pied à terre, señor, et reposez-vous ici, vous êtes chez vous !…).

Le marquis était un petit homme d’une excessive élégance. Il était « mis » comme un jeune homme et ne perdait pas un pouce de sa taille sur laquelle il essayait de tromper en chaussant des bottes à hauts talons. Il était vif, remuant, scintillant. Quand il se déplaçait, et il était rare qu’il restât en place, tout brillait en lui, sur lui, et autour de lui : son regard, sa cravate éclatante, ses bijoux ; et les alentours en étaient comme illuminés. Ce remuement singulier ne l’empêchait point d’avoir les plus beaux airs du monde et même de rester grand seigneur dans des moments où d’autres, pour y parvenir, eussent dû montrer du calme, du détachement et de la sévérité. Sa plus grande joie, hors de son cercle et de la géographie, était de faire des parties extravagantes avec le petit Christobal, son fils, âgé de sept ans. On les eût dit tous deux échappés de l’école et ils remplissaient la maison de leurs culbutes, pendant que la petite Isabella, qui entrait dans sa sixième année et qui aimait la « cérémonie », les grondait pompeusement, avec des manières d’infante.