Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/103

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Encore une fois, Raymond se laissa conduire par le fou. Jusqu’alors il n’avait eu qu’à se louer de ses services ; il paraissait être un précieux guide et, comme ils avaient tous deux la même idée fixe, celle de se rapprocher de Marie-Thérèse, le jeune homme s’abandonna à Orellana.

Le vieillard le fit entrer dans la ville par les bords du ravin Huatanay que traversent encore les vieux ponts bâtis par les conquistadors. Ils fuirent hâtivement la foule par des chemins détournés. Ainsi durent-ils faire le tour du prodigieux mur. Hatua Rumioc (qui veut dire : fait d’une grande pierre) qui ne craint aucune comparaison au monde pour la masse et la solidité ; ils passèrent près du Calcaurpata que la tradition dit avoir été le palais de Manco Capac lui-même, le premier roi Inca, le fondateur du Cuzco ; puis ils redescendirent vers la plaza principale, la Huacaypata, disaient les Incas jadis, disent encore les quichuas aujourd’hui ! Pour y arriver, Orellana fit traverser à Raymond le palais des vierges du Soleil (Acca-Huasi) où les filles de la maison royale étaient dès l’âge de huit ans confiées aux mammaconas, littéralement « mères institutrices ». Là, quinze cents jeunes filles, quoique vierges du Soleil, et vouées à son culte, étaient fiancées à l’Inca roi et lorsqu’elles arrivaient à l’âge nubile, les plus belles étaient transférées au sérail royal. Orellana, d’un geste et d’une parole qui lui étaient coutumiers montrait ces murs, ces chambres, ces cours et donnait des explications. C’était le métier qui le faisait vivre. Raymond le poussait devant lui avec colère, mais le vieillard ne s’émouvait pas pour si peu et disait : « Nous avons le temps. Je te promets que tu verras ma fille de si près que tu pourras lui parler. Arrête-toi et écoute la voix du passé et le chant des joueurs de quénia, la tête du cortège n’a certainement pas atteint encore San Domingo qui a été élevé sur les pierres mêmes du Temple du Soleil. Je n’ai jamais vu un visiteur aussi peu curieux que toi. Sache que ce cloître antique des vierges du Soleil est toujours habité par la vertu et par la prière. Les chrétiens en ont fait un couvent sous les auspices de Santa Catalina ! » Raymond s’enfuit, courut au bruit que faisait le cortège en se rapprochant. Mais l’autre courait derrière lui en lui criant : « Paie-moi, au moins, paie-moi ! donne-moi mon dû !… » Raymond lui jeta une poignée de centavos que le vieillard ramassa. Descendant toujours vers la plaza principale, animé par la fureur d’avoir perdu son temps avec le vieillard évocateur du passé, il se heurta à nouveau aux derniers rangs de la foule indienne et il fut très heureux de retrouver Orellana une fois de plus qui le tirait par un pan de son puncho. « Te voilà bien avancé, lui disait le vieillard, tu ferais mieux de rester avec moi. Je connais un petit couloir de la nuit qui nous conduira au Soleil, sur la plus haute pierre de l’ancien temple élevé au page du Soleil, qui est la divine Vénus qu’ils appellent Chasca ou le jeune homme aux cheveux longs et bouclés. » Orellana avait pris la main de Raymond avec autorité et il le fit descendre dans une cave où ils trouvèrent un escalier qu’ils gravirent et au bout duquel ils furent, en effet, en plein soleil et au sommet de la place centrale. Ils étaient certainement les mieux placés pour voir la cérémonie, et le cortège et le peuple qui accourait, car toutes les rues aboutissaient à cette place comme les rayons au moyeu d’un char.

Ils étaient sur l’une des plus hautes pierres de ces temples qui entouraient jadis le Temple du Soleil, ruines consacrées à la lune, aux « armées du ciel » qui sont les étoiles, l’arc-en-ciel, à l’éclair, au tonnerre… murailles toujours debout, mais temples changés en boutiques, en ateliers, en écuries.

Penché à tomber, s’il n’avait été retenu par le fou plus sage que lui, Raymond regardait… mais il ne voyait pas encore les porteurs de litière, le trône d’or où Marie-Thérèse, à côté de la momie du Roi, avait déjà une attitude de momie. Le commencement du cortège fit le tour de la place dans l’ordre qui avait été dit à la sortie du Sacsay-Huaynam. Tous les « serviteurs » avaient fait reculer la foule qui, tout à coup, se prosterna avec de grands cris et d’immenses gémissements. La litière d’or venait d’apparaître et le roi Huayna Capac revoyait pour la première fois, depuis bien des siècles, le centre du monde, l’Ombilic dont il avait été le maître, la place sainte, la Huacaypata où se dressaient les piliers des équinoxes devant le Temple du Soleil. La piété, autour de cette grande ombre souveraine et de ce prodigieux souvenir revivant, fit s’agenouiller tout ce peuple qui en oublia sa haine pour l’étrangère, pour la Coya immobile, avec, dans ses bras, son petit d’étranger.

La litière fut amenée au centre même de la place. Alors, tout le peuple se releva avec une clameur d’allégresse, car, autour de la litière, les caciques et tous les chefs,