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du Soleil puis s’offrir en sacrifice au dieu ou être choisies pour épouses par l’Inca. Elles étaient suivies de leurs frères adultes : un groupe de jeunes gens habillés de chemises blanches sur lesquelles était brodée une croix[1], comme c’était la coutume pour les fils de nobles qui allaient être armés chevaliers. Puis s’avancèrent les curacas, qui étaient les caciques ou descendants de caciques, chefs des nations soumises par l’Inca et des tribus qui avaient prêté le serment de fidélité à l’Inca. Ceux-là étaient habillés de chemises multicolores sans broderie d’or. Ils s’étaient avancés jusqu’au milieu du Temple et tout à coup, comme les chants cessèrent, ils se retournèrent et tout le cortège se retourna vers la porte par laquelle il était entré. Un étrange silence avait succédé à l’espèce de bourdonnement rythmé que faisait le chant sous la terre et Raymond, dont la terrible angoisse grandissait de minute en minute, se demandait ce qui allait se passer quand un cri affreux, atroce, une clameur désespérée d’enfant que l’on égorge se fit entendre jusqu’au fond du temple. Les cheveux de Raymond se dressèrent sur son front.

— Qu’est-ce que ceci ? demanda-t-il d’une voix râlante.

— Ceci, lui répondit Orellana, ne nous regarde pas. C’est l’enfant que l’on sacrifie à l’entrée du Temple dans la chapelle noire de Pacahuamac, le Dieu Pur Esprit.

— Les misérables ! s’écria Raymond. Et il était prêt à bondir sur eux, à commettre quelque folie quand Orellana le retint.

— Si tu veux sauver avec moi l’Épouse du Soleil, ne dis rien, ne fais pas un geste ou tout est perdu !… Si tu ne te sens pas la force de cela, va-t-en !

Le jeune homme avait pris le poignet du vieillard et lui meurtrissait les chairs.

— Tu me fais mal ! dit Orellana… Il faut te tenir tranquille, quoi qu’il arrive, quoi qu’il arrive !…

— Ah ! le malheureux petit !… le malheureux petit !… gémit Raymond… c’est Christobal qu’ils ont égorgé !… qu’ils en finissent donc une bonne fois et qu’ils nous tuent tous… je voudrais être mort !

— Tu devrais avoir honte, mon fils, de parler ainsi ! répliqua le fou qui était extraordinairement calme. Quand on a des nerfs de femme, on ne pénètre point dans le Temple de la Mort !

Et maintenant, on n’entendait plus rien. Les nobles, les jeunes gens et les curacas se retournèrent et continuèrent leur marche en silence, faisant le tour du Temple. Derrière eux, arrivèrent les amautas (les sages) qui instruisent les enfants de l’Inca. Puis ce furent les punchos rouges, qui entourèrent l’autel comme une garde sacrée. Ni les uns, ni les autres n’avaient d’armes visibles. Défilèrent ensuite les hauts dignitaires de la maison royale, vêtus du blanchana, qui est une chemise d’écorce légère, très ample et peinte des plus riches couleurs. Ces dignitaires portaient chacun un emblème barbare à gueule ouverte destiné à faire peur aux mauvais esprits qui rôdent toujours autour de la maison.

Dans le moment que Raymond croyait voir apparaître Marie-Thérèse, il vit s’avancer une grande litière portée par des nobles et sur laquelle était assis un personnage qu’il ne reconnut pas tout d’abord. Sa robe, ses sandales paraissaient tout en or, ses oreilles étaient alourdies par d’énormes, de prodigieux anneaux d’or qui tombaient jusqu’à ses épaules. Autour de sa tête, il portait le llantu royal, turban du tissu le plus délicat, roulé en plis, de couleurs vives et diverses et orné des deux plumes de coraquenque. Ses tempes s’entouraient encore du borla dont la frange écarlate, mêlée d’or, lui couvrait en partie les yeux. Il descendit de sa litière soutenu par deux pages et gravit les degrés de la pyramide d’or pendant que toute l’assistance se mettait à genoux et courbait la tête. C’était le Roi. Quand il eut atteint le sommet de la pyramide, il s’assit dans son fauteuil en disant à tous Dios anki tiourata, qui est le bonjour que l’on souhaite en langue aïmara. Alors, tous se relevèrent et, dès lors, il ne bougea plus. Raymond le voyait maintenant de face. Il le reconnut. « Le commis de la banque france-belge ! » murmura-t-il. C’était en effet Oviedo Huaynac Runtu, Roi des Incas !

L’assemblée répéta trois fois, toujours en aïmara « Le dieu est assis dans sa lumière ! » et aussitôt on entendit le chant des flûtes. C’étaient les joueurs de quenia qui soufflaient dans leurs os de morts et qui précédaient le cortège religieux : d’abord les quatre veilleurs du sacrifice qui, cette fois, pouvaient relever la tête, car leurs bonnets à oreillettes ne cachaient aucun subterfuge. Puis un autre puncho rouge dont les mains portaient quantité de cordelettes à nœuds de différentes couleurs. Raymond reconnut le moine prêcheur de Cajamarca. C’était le

  1. Voir Garcilasso : Cérémonial du huiracu.