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reste, une triste nouvelle à vous annoncer. Vous n’êtes plus Inspector superior de Callao ! Vous êtes dégommé, mon cher Monsieur Natividad !

Natividad se laissa tomber sur une chaise, la bouche ouverte, ne trouvant pas un mot pour qualifier la joie avec laquelle un homme pour lequel il avait tout risqué lui annonçait son malheur.

Il était si comique ainsi que tout le monde éclata de rire. Il se leva alors, furieux, et se dirigea vers la porte à grands pas. Il suffoquait d’indignation. Ça lui apprendrait à quitter, pendant des semaines, Jenny l’ouvrière !

— Pas si vite ! lui cria le marquis ; pas si vite, mon cher Monsieur Natividad ! Si j’ai une triste nouvelle à vous annoncer, j’en ai également une excellente. Vous êtes nommé Inspector superior de Lima !

Natividad retomba sur une chaise, mais cette fois éperdu de joie.

— C’est un rêve ! gémit le brave homme.

Et, cette fois, il ne savait comment remercier le marquis grâce auquel se trouvait réalisé le plus beau rêve de sa vie.

— Mais enfin ! finit-il par s’écrier… j’aurais pu être mort !…

— Oh ! répliqua en souriant le marquis, la nomination que m’a remise le président de la République n’est valable, évidemment, que dans le cas où vous seriez vivant !… Allons, puisqu’ils ne vous ont pas mangé, vous allez pouvoir les surveiller, vos Indiens !…

— Chut ! fit Natividad en qui renaissaient les qualités prudentes du magistrat. Qu’on n’en sache rien !…

La voix de François-Gaspard se fit entendre :

— Nous allons rentrer en France, mon cher marquis. Est-ce que je pourrai parler dans… mes… conférences ?…

— Vous raconterez que vous avez fait un rêve, mon cher académicien, pendant lequel vous sont apparues toutes les splendeurs et toutes les horreurs des cérémonies du vieux Pérou.

— Et nous ? croirons-nous jamais que nous avons fait un rêve ? demanda tout bas Raymond à Marie-Thérèse en fixant tristement ce pauvre visage qui attestait, lui, que la réalité était encore bien proche.

— Quand les couleurs nous seront revenues… lui répondit Marie-Thérèse qui contemplait, le cœur serré, la pâle figure de son fiancé… Tout de même, continua-t-elle, quand je me retrouve ici, dans ces bureaux, en train de prendre le thé, à côté de ma bonne tante et de la vieille Irène, de me faire gâter par vous tous, quand je revois ces bons registres verts sur lesquels je me suis tant pliée pour aligner des chiffres, et ce copie-de-lettres qui attend encore la réponse au correspondant d’Anvers, tu sais, mon Raymond : « Pour ce prix-là, vous n’aurez que du guano phosphaté à quatre pour cent d’azote, et encore ! »… oui, quand je vois ce cadre domestique, où joue mon petit Christobal, quand je nous revois tous vivants après le Temple de la Mort, je ne puis m’empêcher, par moments, de me dire : « N’ai-je pas rêvé ?… »



TRAGIQUE
RÉALITÉ


À ce moment, Natividad prenait congé du marquis et ouvrait la porte du bureau. Il recula soudain avec une exclamation étouffée.

Un corps soutenu par la porte venait de s’allonger sur le carreau du magasin. Et ce corps était le cadavre d’un Indien. Marie-Thérèse, qui le reconnut la première, tomba à genoux : « Non ! Non ! Raymond, s’écria-t-elle, nous n’avons pas fait un rêve !… »

Et elle pleura sur Huascar qui s’était traîné jusqu’à ce seuil d’où elle l’avait chassé et qui mourait, un couteau dans le cœur.



ÉPILOGUE


Il faut à cette histoire un épilogue, à cause que nous n’avons pas eu l’occasion de reparler, dans le dernier chapitre, d’Oviedo Huaynac Runtu, ex-commis à la banque franco-belge de Lima, dernier roi des Incas.

Après mille aventures mystérieuses dans les Andes, que nous raconterons peut-être un jour et où la police du bon Natividad le traqua, lui et tous les Indiens qui avaient soutenu la révolte de Garcia, Oviedo Runtu demanda à traiter.

Il eut la vie sauve, à condition qu’il incitât les derniers rebelles à faire leur soumission. Condamné par un tribunal militaire à l’exil perpétuel, l’astuce de Natividad lui valut la grâce et ce fut encore l’ancien commissaire de Callao qui lui procura une place à Punho, dans une succursale de la banque franco-belge.

Là, Natividad put surveiller tous ses gestes à loisir et constater qu’il ne faisait plus rien pour ressusciter le merveilleux