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étaient volontaires. C’est ce qui arrivait lors de la cérémonie des funérailles royales où le sang coulait de toutes parts avec les larmes. Alors, parmi les femmes de l’Inca c’était à qui s’immolerait.

— Prescott, qui est, avec Wiener, fit l’oncle François-Gaspard, celui qui a édifié le plus beau travail sur l’Empire des Incas et sur la conquête du Pérou par les Espagnols, Prescott nous dit, en s’appuyant sur des témoignages les plus dignes de foi, que plus de mille serviteurs, épouses et servantes étaient ainsi sacrifiés sur la tombe du monarque. Et c’étaient les épouses légitimes qui donnaient l’exemple en se frappant elles-mêmes !…

— Ah ! les folles !… ah ! les folles !… s’écria la tante Agnès en joignant les mains.

La vieille Irène se signa et marmotta une prière.

Le marquis prit la parole pour féliciter François-Gaspard.

— Tout cela est exact, mon cher hôte, lui dit-il, et nos travaux de la Société de géographie et d’archéologie vous trouveront, je le vois, très averti. Tant mieux, nous ne ferons que du meilleur ouvrage. Si vous voulez, dès demain, après votre réception, je vous conduirai à mes dernières fouilles, aux environs d’Ancon, et là vous pourrez constater que l’Inca était en effet enterré avec ses outils les plus précieux et avec ses femmes qui devaient le suivre dans les demeures enchantées du Soleil !

— Qu’est-ce que c’était exactement, demanda Raymond, que la « Vierge du Soleil » ?

— Les vierges du Soleil, reprit avec une joie enfantine François-Gaspard, « les élues », comme on les appelait, étaient des jeunes filles vouées au service de la divinité, qui étaient retirées de leur famille dans un âge tendre, et mises dans des couvents où elles étaient placées sous la direction de certaines matrones âgées, mamaconas, vieillies dans les murs de ces monastères[1]. Sous ces guides vénérables, les vierges consacrées étaient instruites de la nature de leurs devoirs religieux. Elles étaient occupées à filer et à broder, et avec la belle laine de la vigogne, elles tissaient des tentures pour les temples, et les étoffes pour l’Inca et pour son ameublement[2].

— Oh ! fit la vieille Irène en hochant la tête, leur devoir était surtout de veiller à la garde du feu sacré que l’on obtenait à la fête de Raymi.

— Oui, oui, je sais, approuva l’académicien. Elles vivaient absolument isolées. Du moment où elles entraient dans l’établissement, elles renonçaient à toutes relations avec le monde, même avec leur famille et leurs amis. L’Inca seul et la Coya, ou reine, pouvaient entrer dans l’enceinte consacrée. On surveillait avec soin leurs mœurs et chaque année des visiteurs étaient envoyés pour inspecter les institutions et faire des rapports sur l’état de leur discipline.

— Et malheur à l’infortunée convaincue d’une intrigue ! s’écria la tante Irène. D’après la loi sévère des Incas, elle devait être enterrée vivante, et la ville ou le village auquel elle appartenait, rasé jusqu’au sol et « semé de pierres », comme pour effacer jusqu’à la mémoire de son existence !…

— Parfaitement ! obtempéra François-Gaspard.

— Doux pays ! fit Raymond.

— Eh ! mon garçon ! ceci prouve qu’il était admirablement civilisé puisque tu y retrouves jusque dans les cérémonies de ses temples les coutumes de la Rome antique !… Ah ! Christophe Colomb, en touchant au rivage où il ne vit que des sauvages enfermés et grossièrement armés, ne se doutait pas que, derrière ces tribus primaires, il y avait sur l’autre versant des mers tout un monde avec ses mœurs, ses monuments, son histoire, ses lois et ses conquêtes, deux peuples : celui des Aztèques au Mexique, celui des Incas au Pérou qui eussent pu rivaliser avec la civilisation méditerranéenne ! C’est comme si un prince venu de l’Orient eût découvert le monde ancien en touchant les steppes de la Scythie. Il eût pu revenir dans ses États croyant qu’il n’avait vu qu’un désert et il ne se serait pas douté qu’il y avait le monde romain derrière !…

— Tout de même, il eût été un peu « bouché », émit, timidement Raymond… Un véritable conquérant, avant de voir sa conquête, la devine !…

— Ce fut la gloire des Pizarre et des Cortès ! s’écria le bouillant marquis.

— Oui, ils sont venus tout détruire !… commença l’oncle.

  1. Ondegardo. Rel. Prim.
    Le mot Mamacona signifiait « matrone », « mama », la première moitié de ce mot composé signifiant « mère ». Voir aussi Garcilasso.
  2. Pedro Pizarro, Descub. y Conq.