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n’était permise que pour les enfants de l’Inca qui étaient destinés aux plus hautes fonctions. Le peuple était condamné à vivre avec son crâne et son cerveau ordinaires.

Donc les trois têtes des trois chefs apparurent : quelle apparition !

L’une de ces têtes était cunéiforme, c’est-à-dire qu’elle montait tel un énorme pain de sucre. Et c’était une chose hideuse que ce front de cauchemar, de bête d’apocalypse, entouré de ses cheveux qui semblaient encore vivants, doucement agités par la brise de mer ; la seconde tête était aplatie comme une casquette, casquette-crâne très rejetée en arrière. La troisième ressemblait à une véritable boîte carrée, à une petite valise[1].



DES FANTÔMES
SUR UN BALCON


Marie-Thérèse recula devant cette triple horreur et entraîna son fiancé, en dépit de la curiosité que celui-ci manifestait, loin de toutes ces violations de sépulture. Ils s’en furent ainsi jusqu’à la plage qui, à Ancon, est généralement douce et apaisante. Le flot du Pacifique y vient mourir dans un calme absolu. Les courants et la houle y sont peu sensibles. Une grande paix vient du large. Les Liménéens ont fait de ce coin de mer une station balnéaire des plus connues, mais qui, en cette saison était encore déserte. Marie-Thérèse et Raymond arrivèrent en vue de la villa du marquis de la Torre à la nuit tombante et encore sous l’impression des étranges figures de morts qu’ils venaient d’apercevoir. C’est en vain qu’ils voulaient en rire et qu’ils essayaient d’en plaisanter. La brise qui, au brusque coucher du soleil, s’était élevée plus forte, soulevait dans l’ombre de pâles et légers tourbillons de sable qui, autour d’eux, semblaient autant de fantômes accourus du fond des huacas pour leur reprocher leur impiété et leur sacrilège. Ces jeunes gens n’avaient point coutume de « se monter l’imagination ». Cependant ils furent heureux d’être abordés, devant la villa, par un énorme majordomo, le valet de chambre de Christobal, bien en chair et en os, qui leur apprit que le marquis et François-Gaspard étaient déjà arrivés. Une petite domestique quichua, nommée Concha, se jeta avec les démonstrations coutumières de l’amour et de la servitude au pied de sa maîtresse en lui affirmant qu’elle, Concha, avait été certainement morte pendant son absence et qu’elle ne vivait qu’en sa présence véritablement !

— Voilà comme nous les avons ici pour huit soles par mois, fit Marie-Thérèse, tout à fait remise de ses émotions et reprise par les détails du ménage. Et encore, cette petite fait admirablement le puchero, un pot-au-feu créole dont vous me donnerez des nouvelles, mon cher Raymond.

— Maîtresse ! fit la petite en souriant avec bonheur de ses énormes lèvres, qui lui barraient toute la figure, je vous ai préparé le locro que vous aimez tant.

Ce soir-là, le dîner fut vite expédié, car tout le monde était fatigué et François-Gaspard devait se lever à la première heure du jour. Raymond et Thérèse s’étaient très prosaïquement bourrés de locro, maïs cuit à l’eau au sucre avec des petits morceaux de viande, le tout relevé de piment et arrosé de chicha, la piquette de rigueur pour ces mets populaires, et, quand ils se retrouvèrent au premier étage, prêt à se séparer sur le seuil de leurs chambres, ils purent se rappeler en riant d’eux-mêmes, leurs transes passagères, sur la plage, après leur fuite du huacas. La main de Marie-Thérèse s’attardait dans celle de Raymond.

— Bonne nuit à la Vierge du Soleil ! fit le jeune homme, et il posa un baiser sur le disque de soleil lui-même qui brillait au poignet de sa fiancée… Tout de même, vous n’allez pas dormir avec ce bracelet qui vient d’on ne sait où, d’on ne sait qui…

— Il m’est cher à partir d’aujourd’hui… et puisque vous y avez posé vos lèvres, Raymond, je le garde !… je ne veux point d’autre gage de notre bonheur…

Et elle entra dans sa chambre…

Elle n’en avait pas plutôt passé la porte qu’elle poussait un cri terrible et reparaissait, affolée, sur le palier…

— Ils sont là !… Ils sont là !… balbutiait-elle avec toutes les marques du plus grand effroi.

— Quoi ?… qui ?… interrogea Raymond épouvanté de la voir dans un si singulier état d’agitation et de tremblement nerveux. Elle claquait des dents.

Les trois crânes vivants !…

  1. Le docteur Morton signale la présence en Amérique de quatre déformations artificielles :
    La tête cunéiforme (déformation occipito-frontale).
    La tête symétrique allongée (déformation fronto-sincipito-pariétale).
    La tête irrégulièrement comprimée et dilatée.
    La tête quadrangulaire.
    Le docteur Gorsse, lui, en ajoute douze autres.