Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/26

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

seur rêvait à autre chose, le malheureux membre de l’Institut (section des Inscriptions et Belles-Lettres) en jaillit comme d’une boîte à ressorts. Inutile de dire qu’en arrivant au rivage, le bon oncle, qui était encore dans l’exaltation littéraire de cet exceptionnel débarquement et qui ne s’était nullement préparé au choc inévitable, roula du radeau sur le sable où la dernière vague de la « barre » vint le tremper comme un barbet. Il dut se dévêtir à moitié, et se sécher au soleil avant de continuer un voyage commencé sous d’aussi heureux auspices.

Ce ne fut que le lendemain matin que les voyageurs quittèrent Pacasmayo sans qu’il leur fût survenu rien d’autre qui pût retenir leur attention.

Cependant Raymond dut remarquer la coïncidence qui réunissait à leur petite troupe un certain gentleman de mine un peu cuivrée qui, s’il n’avait été vêtu d’un complet à la dernière mode, eût pu facilement passer pour un de ces types de la race indienne de Trujillo dont Huascar était certainement le plus superbe représentant. Cependant le voyageur portait le costume avec aisance et, en cours de route, s’était montré fort civilisé, notamment à l’égard de Marie-Thérèse à laquelle il avait eu l’occasion de rendre de ces services qui sont dus, en voyage, à une femme, même quand vous ne lui avez pas été présenté. L’homme s’était embarqué en même temps qu’eux à Callao, avait débarqué sur le même radeau, avait couché dans la même auberge à Pacasmayo et, le lendemain, prenait le même train pour Cajamarca.

Le spectacle de la traversée de la première Cordillère des Andes était si « captivant » que nul ne s’aperçut tout d’abord que l’homme s’était glissé jusque dans le compartiment du marquis et de ses compagnons. Mais il sut se rappeler à l’attention de ceux-ci et d’une façon si inattendue que les voyageurs, sans trop se rendre compte de ce qui se passait ou de ce qu’ils ressentaient, en conçurent immédiatement une gêne insupportable.

On avait jusqu’alors admiré le paysage et les différentes transformations d’une nature multiple ; on venait d’entrer dans les défilés les plus sauvages qui se peuvent imaginer quand l’inconnu prononça d’une voix grave :

— Vous voyez ce cirque, señores, c’est là que Pizarre a envoyé ses premiers messagers au dernier roi des Incas !

Tous avaient tourné la tête. L’inconnu ne semblait voir personne. Debout sur la plateforme, les bras croisés, ses yeux ne quittaient point ces rochers au pied desquels le plus grand aventurier de la terre s’était arrêté avant de conquérir un empire.

— Mon aïeul en était ! s’écria le marquis.

L’inconnu ne regarda même pas son interlocuteur, mais il prononça d’une voix si bizarre cette phrase : « Nous le savons ! Nous le savons ! » que Christobal et les autres se demandèrent à quel original ils avaient affaire. Sa majestueuse immobilité ne laissa point que de les inquiéter.

Enfin, l’autre reprit, après un silence :

— Oui, nous n’avons pas oublié qu’il y avait un Christobal de la Torre avec les Pizarre ! Monsieur le Marquis, nous connaissons notre histoire. Lorsque Pizarre, descendu de la colonie espagnole de Panama, dans la prescience qu’il trouverait au-delà de l’Équateur un empire fabuleux plus riche que celui que Cortès venait de donner à Charles-Quint…, lorsque Pizarre, après mille dangers, et dénué de toutes ressources, se vit sur le point d’être abandonné de tous, il tira son épée et traça une ligne sur le sable, de l’est à l’ouest. Se tournant ensuite vers le sud : « Amis et camarades, dit-il, de ce côté sont les fatigues, la faim, la nudité, les pluies torrentielles, l’abandon et la mort ; de l’autre, le bien-être et la médiocrité. Mais aussi au sud, c’est le Pérou et ses richesses, c’est la gloire, c’est l’immortalité ! Choisissez donc chacun ce qui convient le mieux à un brave Castillan. Pour moi, je vais au sud ! » Disant ces mots, il enjamba par-dessus la ligne. Il fut suivi du brave pilote Ruiz ; puis par Pedro de Candia, cavalier né, comme le dit son nom, dans une des îles de la Grèce. Onze autres traversèrent successivement la ligne, montrant ainsi leur volonté de partager la bonne et la mauvaise fortune de leur chef. Parmi ces onze-là, il y eut un Juan-Christobal de la Torre, nous le savons ! Señor… nous le savons !…

— Mais qui donc êtes-vous, Monsieur ? demanda brutalement le marquis que les airs de l’inconnu, bien que celui-ci ne se départît point de la plus extrême politesse, commençaient à exaspérer.

L’autre sembla n’avoir pas entendu. Il continua, comme s’il rendait hommage aux hauts faits de l’ancêtre :

— N’est-ce pas, messieurs, n’est-ce pas, señorita, qu’il y a quelque chose de frappant pour l’imagination dans le spectacle de ce