Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

beau et les abîmes que le train franchissait à chaque instant donnaient le frisson à Marie-Thérèse qui, appuyée au bras de Raymond, et songeant à l’audace folle des conquistadors se prit à murmurer : « Et voilà cependant ce rempart qui n’a pu arrêter les soldats de Pizarre ! »

Malheureusement, ces paroles furent entendues de l’étranger qui répondit, cette fois, d’une voix nettement hostile :

— N’est-ce pas que nous aurions pu les écraser ?…

Sur quoi le marquis fut tout de suite, par un petit bond, vers le descendant Quichua des rois Incas. Il se haussa sur la pointe des pieds et lui détacha une petite tape méprisante sur l’épaule :

— Pourquoi donc ne l’avez-vous pas fait, señor ?

— Parce que nous, nous ne trahissons pas !

Raymond n’eut que le temps de saisir à la taille et d’emprisonner de ses bras puissants le tumultueux marquis qui était déjà parti en bolide contre l’insolent Indien.

Dans cette position, Christobal se débattait comme un petit diable et était parfaitement ridicule. Quelques paroles de Marie-Thérèse réussirent cependant à le calmer presque instantanément. La jeune fille, qui connaissait l’orgueil de son père, lui fit comprendre, à mi-voix, combien il s’abaissait, lui, marquis de la Torre, en discutant avec un petit commis de banque franco-belge.

— Tu as raison, déclara Christobal en reprenant pied et en jetant à son interlocuteur qui n’avait pas bougé un regard d’une insolence telle, que Huagna Capac Runtu en pâlit. L’Indien n’avait pas été non plus sans comprendre le sens de l’observation de Marie-Thérèse et les choses allaient peut-être encore se gâter quand le train s’arrêta. La ligne, qui était alors en construction, n’allait pas plus loin. Il restait une quarantaine de kilomètres pour se rendre à Cajamarca et ces derniers kilomètres devaient être faits à dos de mules, car on se trouvait alors en pleine montagne, en pleins défilés.

Les voyageurs du reste goûtèrent le pittoresque du campement où ils allaient passer la nuit. On avait accroché aux flancs des monts quelques baraques en planches dans lesquelles logeaient pêle-mêle les ouvriers. La cantine s’accompagnait d’une douzaine de tentes assez confortables où s’installaient les voyageurs qui ne devaient partir pour Cajamarca que le lendemain matin. Une trentaine de mules paissaient sur le sol, l’herbe rare, en liberté. Les éternels galinazos continuaient de décrire leurs larges cercles dans le ciel empourpré. Le dîner servi au bord d’un abîme d’où montait la musique tumultueuse d’un torrent fut très gai. Le commis de banque avait disparu. Marie-Thérèse le retrouva soudain auprès de sa tente, le soir venu. Il la saluait bien humblement et lui demandait pardon de l’incident du train. Il ne croyait pas, disait-il, qu’en remontant à une aussi vieille histoire, il serait désagréable à « Monsieur le Marquis » qu’il respectait infiniment. Enfin, il savait que le marquis était au mieux avec le directeur de la banque franco-belge et il espérait que cette affaire n’aurait pas de suite.

La jeune fille le rassura en dissimulant une forte envie de rire. Le farouche descendant des Incas avait peur de perdre sa place.

Quand il se fut éloigné, elle alla tout raconter à son père et à Raymond, qui s’en amusèrent beaucoup. Puis chacun s’en fut se coucher, excepté cependant l’oncle Ozoux qui passa une grande partie de la nuit à mettre ses notes en ordre et à écrire une longue lettre à son grand journal du soir, lettre dans laquelle il annonçait qu’il refaisait toute la conquête du Pérou avec Pizarre et avec un Indien descendant des rois Incas. Il dépeignait cet Indien sous les traits et sous l’aspect le plus glorieusement sauvages, lui mettait des plumes dans les cheveux et oubliait naturellement de dire qu’il s’habillait dans une maison de confection de Lima.

Marie-Thérèse eut comme toutes les nuits, depuis l’apparition sur son balcon du crâne-pain-de-sucre, de la casquette-crâne, et du crâne-petite-valise, un sommeil assez agité.

Elle se tournait et retournait sur son lit de camp sans parvenir à trouver le repos dont elle avait grand besoin.

Soudain, elle se dressa sur sa couche, l’oreille aux aguets. Il lui avait semblé entendre dehors, tout près de sa tente, une voix dont elle connaissait bien l’accent.

Elle se glissa sans faire de bruit jusqu’à la porte de toile de sa chambre improvisée et, la soulevant d’un doigt, elle put voir dehors ce qui se passait. Deux ombres s’éloignaient sous la lune.

Elle reconnut tout de suite le commis de la banque franco-belge, mais elle hésita devant l’autre dont elle n’apercevait pas le visage. Enfin, les deux ombres s’étant