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Il voit la malheureuse se débattant dans les bras de Huascar, et l’appelant, lui, Raymond, pendant qu’il restait tranquillement à se promener sur les quais de la Darsena ou à écouter les propos insensés des Amigos de las Artes ! Que n’est-il accouru plus tôt ?… Il aurait surpris Huascar !… Ah ! c’est de celui-là qu’il fallait se méfier, c’est celui-là qu’il fallait craindre et surveiller pendant qu’ils étaient hypnotisés par cette ridicule histoire du bracelet soleil d’or et qu’ils se faisaient répéter comme des enfants toutes les légendes stupides des Épouses du Soleil !

Un Indien qui aime une blanche ! Et qui désire se venger ! cela, ce n’est pas du rêve !… Il se le représentait encore ce Huascar, la première fois qu’il lui avait été donné à lui, Raymond, de pénétrer dans cette pièce, il le voyait encore dans ce coin, orgueilleusement drapé dans son punch et levant un poing de menace avant de disparaître, quand Marie-Thérèse l’avait chassé, lui et les siens !… Images éclatantes, brûlantes, vacillantes dans son cerveau en délire… Ah ! se recueillir ! raisonner !… penser !… savoir !… d’un bond, il est retombé dans la rue noire qu’éclaire à peine, là-bas, au coin du carrefour, cette lanterne au bout d’une corde. Il n’y a là que des portes de magasins, des murs aux visages fermés, des trous d’ombre.

Ah ! au tournant de la rue des éclats de voix ! Il se rappelle un cabaret, la seule chose vivante dans ce quartier mort. Il y court. La porte en est ouverte. Il entre. Et il saute sur un homme, le garde-magasin, Domingo, qui se retourne, effaré :

— Où est ta maîtresse ?…

Domingo semble ne pas comprendre, répond craintivement qu’il « croyait la señorita retournée à Lima, avec Raymond, comme tous les soirs, car il a vu passer tout à l’heure l’automobile !

— Quelle automobile ? Quelle automobile ?

Domingo hausse les épaules. Il n’y en a pas tant à Callao et à Lima, d’automobiles !

— Qui la conduisait ?

— Le boy !

— Libertad ?

Si, señor, Libertad !

— Et il ne t’a rien dit en passant ?

— Oh ! il ne m’a pas vu !

— Et ta maîtresse, tu l’as vue ?

— La bâche était relevée… je n’ai eu le temps de rien voir distinctement. La voiture allait si vite ! c’est toute la vérité ! Juro que es la verdad !

Et Domingo leva la main en l’air, attestant la divinité.

Raymond le secoua comme un prunier :

— Qu’est-ce que tu faisais, ici ? Pourquoi n’étais-tu pas près de ta maîtresse, à ton poste ?

— Un Quichua m’a emmené boire un petit verre de pisco, du vrai pisco, señor !

Raymond le poussait déjà devant lui, le jetait dans la rue, le faisait entrer dans le bureau ravagé.

Es horroroso ! horroroso !…

Et Domingo fut prêt à s’arracher les cheveux, mais Raymond le saisit à la gorge et tâcha à voir clair dans ses yeux qui sortaient des orbites, prêts à jaillir des paupières comme des noyaux de la pulpe d’une cerise. Stupide ou traître ? Imbécile ou complice ?

Raymond n’acheva point de l’étouffer. Il avait besoin encore de quelques renseignements précis, qu’il comptait bien obtenir après cette démonstration de sa force. Il les eut tout de suite : on ne pouvait douter que le coup eût été monté avec la complicité active du boy, un infâme métis, ce Libertad, que Marie-Thérèse avait recueilli par pitié et aussi à cause de son intelligence et qu’elle avait réservé pour le service de l’auto. L’heure et le jour du rapt avaient été bien choisis : le soir du samedi il n’y avait plus personne dans les magasins.

— Quand tu es parti boire avec ton Quichua, l’auto était déjà là ? demanda Raymond.

Si, señor ! depuis une demi-heure.

— Et la capote était déjà relevée ?

— Non ! Libertad attendait seul sur le siège, comme toujours.

Raymond, abandonnant Domingo, était déjà loin, dégringolant vers la Darsena par le seul chemin que pût prendre la voiture. Le fait que le rapt avait été accompli dans l’automobile de Marie-Thérèse facilitait singulièrement la poursuite de Raymond. D’abord, l’auto ne pouvait aller bien loin à cause du manque de routes praticables. Ensuite, on pouvait retrouver sa piste immédiatement.

Courant toujours, il se heurta, sous un réverbère, à une ombre qui sortait d’un porche avec certaines précautions et qui se montra de fort méchante humeur d’avoir été ainsi bousculée. À la frisure des cheveux, à la jeunesse égayée de cette tête poupine, Raymond reconnut l’homme qui lui était apparu, lors de son arrivée à Callao, à une fenêtre de ce quartier, entre deux pots de fleurs : l’ami de Jenny l’ou-