Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/60

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— Mais si, señor, tranquillisez-vous… J’en fais mon affaire !… Dios mio ! zosé contente ! s’exclama Natividad Es una gram satisfaccion !… Où voulez-vous qu’ils aillent ? du moment qu’ils nous ont sur leurs talons !… Dans la montagne, ils trouveront tous les soldats de Veintemilla !… Sur la costa, tous les corregidors (maires) sont à la disposition de l’inspector superior !… Voulez-vous votre manteau, señor ?… Cette nuit, il y a un peu de garna (rosée)… mais nous allons quitter la costa… et déjà, tenez… voici les lomas, les petites collines qui précèdent la montagne… Voyez-vous ! pour pénétrer dans la Cordillère, ils n’ont pu passer que par ici !… Au petit jour, nous retrouverons leur trace visible… pourvu que ces messieurs, ces jeunes gens qui sont partis en avant ne fassent pas de bêtises !… Ce gamin à cheval sur son lama est bien courageux !… Mais nous allons les retrouver vite… on n’escalade pas la Cordillère, comme un torero saute une barrière à la plaza !…

François-Gaspard ricana alors si singulièrement que Natividad s’arrêta tout net dans son discours et qu’il demanda au vieillard « ce qu’il avait ». L’autre se contenta de répondre : « Je comprends ! je comprends ! » sans en dire plus long. Mais, Natividad, lui, ne comprenait pas.

Ils entrèrent avant le jour dans les premiers contreforts des Andes. Les bêtes ne paraissaient pas fatiguées, et, après un repos de deux heures dans une petite guebrada où on leur trouva du fourrage et où elles furent honnêtement soignées, ils reprirent l’ascension de la chaîne gigantesque, aux rayons de l’aurore qui leur arrivaient comme projetés d’une monstrueuse fournaise par la coupure des Andes dans laquelle ils allaient s’engager.

Interrogés sur ce qu’ils avaient pu voir ou entendre pendant la nuit, les métis de la guebrada n’avaient pu ou voulu fournir aucun renseignement. En tout cas, on pouvait être certain que l’escorte de l’Épouse du Soleil ne s’était pas arrêtée là, car il ne serait rien resté dans les coffres ni dans les écuries. L’oncle et Natividad, – lequel avait exhibé sa qualité d’inspector superior – trouvèrent le moyen de troquer là, momentanément, deux chevaux des soldats contre deux mules, toujours au nom du supremo gobierno !…

Dès leur première étape, sur le roc de la montagne qu’ils foulaient, ils trouvèrent maints chardons piétinés et les grandes fleurs jaunes de l’amancaès, dont les débris encore tout frais jonchant le sol, avaient été visiblement hachés par le passage d’une troupe nombreuse.

— Nous voici donc sur la piste de guerre, illustre maître ! faisait entendre Natividad, et cela dans le plus pur français, pour prouver à son éminent interlocuteur qu’un commissaire de police, au Pérou, peut parler le quichua, l’aïmara et ne point ignorer « la belle langue française ! »

— Oui ! oui ! fit François-Gaspard ! allez toujours, mon brave !

Et il toussota d’un air malin qui remplit de consternation son compagnon, lequel commença à s’inquiéter relativement à la santé intellectuelle de l’illustre Ozoux.

Une autre inquiétude ne tarda pas à travailler également ce brave Natividad. On n’apercevait encore aucun des voyageurs qui avaient précédé la petite troupe dans la poursuite des Indiens. Chose singulière ! ce détail ne paraissait point tracasser François-Gaspard qui n’était occupé qu’à jouir des beautés de la nature. Ils montaient ! Ils montaient toujours !… On ne voit plus que des pics et le ciel ! et la route se fait de plus en plus menaçante… ils la gravissent en zigzags. Les mules, le cheval, inquiets, prennent des positions invraisemblables ; quelques bêtes sauvages fuient devant eux… des chèvres, plus loin, semblent accrochées, haut dans le ciel, les quatre pieds réunis sur une même pointe de pierre… Le froid commence à se faire sentir. Il faut dire, du reste, que l’escorte militaire a recommencé à grogner de la façon la plus nauséabonde. Déjà el inspector superior a été obligé de rappeler à ces guerriers quichuas qu’ils marchaient par ordre du supremo gobierno, mais ils ont fait entendre, en crachant vilainement par terre, qu’ils s’en fichaient un peu du supremo gobierno.

— Êtes-vous sûr de ces hommes-là ? a interrogé l’illustre membre de l’Institut.

— Sûr, comme de moi-même, a répondu Natividad qui est toujours sûr de tout.

— Mais de quelle race sont-ils ?

— De la race quichua, pardi !… Où voulez-vous que nous prenions des soldats, si nous ne les prenons pas chez les Indiens ?

— Ceux-ci ne m’ont pas l’air d’avoir la vocation ! fait observer François-Gaspard !

— C’est une erreur, señor, une grave erreur ! Ils sont heureux comme tout d’être soldats, qu’est-ce qu’ils seraient s’ils n’étaient pas soldats !

— Ils ont demandé à le devenir ? continue l’académicien qui, pour la plus grande