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qui l’eussent très simplement tué, supprimé pour ne plus entendre son odieuse voix calme, ni voir davantage sa bonne mine.

— Où ont-ils conduit Marie-Thérèse ? demanda Raymond brutalement, alors qu’ils auraient dû le remercier, car enfin il avait été le plus habile.

— Eh ! vous le savez bien ! à la Maison du Serpent !

La Maison du Serpent ! s’écria le jeune homme, et il saisit de sa main crispée la manche de Natividad. Vous m’avez parlé de cette maison-là ! Qu’est-ce que c’est que cette maison-là ?

— Cette maison-là, répondit Natividad, dans un souffle, c’est l’antichambre de la mort !



DANS LA MAISON
DU SERPENT


Marie-Thérèse ouvrit les yeux. De quel rêve sortait-elle ? Dans quel rêve entrait-elle ? La voix plaintive du petit Christobal la rappela d’une façon précise et aiguë à l’horrible réalité. Elle tendit les bras pour qu’il s’y vînt jeter, mais elle ne sentit ni ses baisers, ni ses larmes. Ses paupières se soulevèrent avec effort pour rejeter le poids du sommeil magique qui l’étouffait encore. Son front pâle roulait sous ses cheveux dénoués et flottants ; elle desserra les dents pour respirer ; et elle semblait une noyée point tout à fait morte qui revient à la surface des eaux pour chercher l’air et la vie. Ainsi remontait-elle du fond des ténèbres et des songes où la plongeait presque instantanément le sachet sacré toujours prêt au poing hideux des trois momies vivantes. Les mammaconas, elles aussi, avaient des parfums redoutables qu’elles allumaient autour d’elle, pour la rendre immobile. Et l’Épouse du Soleil devenait statue quand elles brûlaient dans des vases précieux la résine de sandia, plus odorante que l’encens, plus endormante que la jusquiame et plus hallucinante que l’opium. Alors elles pouvaient chanter sans crainte d’être dérangées. Marie-Thérèse était partie pour ailleurs et ne les entendait pas et ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle. Chose singulière, « dans cet état de transposition » elle était portée par l’esprit dans son bureau des magasins de Callao, à l’instant précis où Raymond, à la fenêtre, avait appelé Marie-Thérèse et où elle avait laissé tomber le gros registre vert. Puis elle était tourmentée par l’idée qu’elle avait laissé inachevée une lettre qu’elle écrivait au correspondant de la maison d’Anvers pour lui rappeler qu’au prix qu’il voulait y mettre, il ne pourrait avoir que du « guano phosphaté » qui n’aurait que 4 % d’azote, et encore !… Elle avait laissé cette lettre inachevée parce que l’on avait frappé à la fenêtre qu’elle était allée ouvrir et où elle croyait voir apparaître Raymond… et c’étaient les trois crânes monstrueux des trois momies vivantes qui s’avançaient maintenant vers elle, dans la nuit, avec leur mouvement de pendule et qui se jetaient tout à coup sur elle et qui posaient brutalement sur sa bouche leurs mains parcheminées par la nuit éternelle des catacombes. Quand elle sortait de sa lourde léthargie, elle croyait avoir fait un rêve, mais, les yeux ouverts sur la réalité, elle ne savait plus si, au contraire, elle ne faisait qu’entrer dans le songe.

Quand Marie-Thérèse, cette fois, ouvrit les yeux, elle était dans la Maison du Serpent.

Elle savait que le jour où elle se réveillerait dans cette maison-là, elle serait bien près de la mort, car on ne devait l’y faire entrer que pour la donner à Huayna Capac, l’avant-dernier roi des Incas, qui viendrait la chercher pour la conduire et l’offrir à Atahualpa, dans les demeures enchantées du Soleil. Les mammaconas l’avaient instruite de ce détail, comme c’était leur devoir. Car, au cours du voyage, on lui avait laissé des moments lucides où on la nourrissait du nectar nécessaire à la conserver vivante jusqu’à la cérémonie et aussi des principes d’une Religion dont elle était la proie sacrée. On lui avait appris ses devoirs d’Épouse du Soleil.

Elle avait cru d’abord qu’elle serait assez heureuse pour perdre la raison. Une fièvre si terrible l’avait prise dans les bras de ses gardiennes qu’elle avait pu espérer que son âme s’envolerait avant qu’elles eussent martyrisé son corps. Mais elles connaissaient les secrets qui guérissent cette fièvre-là, ayant été élevées dans la montaña. À l’étape, elles lui avaient fait boire une eau rougeâtre, pendant qu’elles chantaient : « La fièvre a étendu sur toi sa robe empoisonnée. La haine que nous avons jurée à ta race nous a poussées à faire serment de ne jamais révéler le secret qui la guérit ; mais le mal t’a frappée et notre amour pour l’Épouse du Soleil est plus fort que notre haine contre les tiens. Bois