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séduire les vrais veilleurs du sacrifice, les séduire ou les tuer, acheter la complicité de quelques caciques (ils aiment tant l’argent !)… et ainsi se sont-ils introduits dans la Maison du Serpent sous les punchos rouges, sachant qu’à la fin de la cérémonie on les laisserait seuls, tout seuls avec Marie-Thérèse, le petit Christobal et le Mort !… Allons, tout allait se passer le plus simplement du monde, car tout pour la fuite avait dû être préparé… et, bien sûr… ce n’est pas le Mort qui résisterait ?

Maintenant, le Mort faisait moins peur à Marie-Thérèse.

Elle embrassa le petit Christobal qui lui rendit son baiser et la serra dans ses petits bras… Encore cinq, quatre, trois Indiens… Ils se retournent pour la voir avant de partir… Ah ! elle n’a garde de bouger… non… non… pas un mouvement… c’est défendu !… Elle ne doit se lever que si le Mort se lève !… Alors, elle reste bien sage, avec son petit frère dans ses bras, sur son fauteuil d’or… plus d’Indiens !… plus un !… plus personne que les quatre veilleurs du sacrifice, qui se lèvent à leur tour, et prennent lentement à leur tour le chemin des portes… Oui, ils s’en vont eux aussi… ils s’en vont !…

Ah ! Marie-Thérèse a un sourd gémissement… Elle n’ose crier, elle ne sait pas si elle doit, si elle peut crier !… Mais de les voir s’en aller comme les autres, sans un regard de son côté… cela lui arrache le cœur… et voilà que le petit Christobal pleure… ne peut plus se retenir de pleurer… « Ils s’en vont ! ils s’en vont ! » dit-il dans ses larmes, mais encore elle le fait taire… Il faut voir… il faut avoir du courage jusqu’au bout… Il y en a trois, trois veilleurs du sacrifice… qui, lentement, les têtes courbées sous le bonnet sacerdotal, s’en sont allés vers les trois portes… mais il y en a un, le quatrième qui s’est arrêté au milieu de la salle, à demi tourné vers Marie-Thérèse… et celui-là lui fait un signe… et celui-là, c’est Raymond !… Ah ! sûrement, ils sont sauvés ! ils sont sauvés ! mais il faut agir bien prudemment, n’est-ce pas ?… bien prudemment… Les trois sont donc allés aux trois portes, et ils regardent avec précaution dans les cours, car chaque porte donne sur une cour comme dans tous les palais incaïques où aucune pièce ne communique avec aucune autre pièce.

Est-ce que le peuple d’Indiens est parti ? Est-ce qu’il est bien parti ?… évidemment, c’est cela qu’ils regardent, c’est de cela qu’ils s’assurent. Et Raymond trouve, certainement, qu’ils y mettent trop de temps. Il attend le signal ! Il attend le signal ! Et ses mains armées, terriblement armées, se tendent vers Marie-Thérèse, qui déjà, oubliant la recommandation de Huascar, se soulève sur son trône d’or, alors que le Mort, lui, reste, comme il convient aux morts, surtout aux Rois morts qui ont de la dignité et le respect d’eux-mêmes, immobile… Ah ! le signal ! le signal !… c’est le marquis qui le donne !… Recuerda ! (souviens-toi).

À ce mot d’ordre, qu’il attendait avec une impatience mortelle, Raymond se précipite sur Marie-Thérèse. Le marquis le suit et, tandis que les deux autres continuent de veiller aux portes, tous deux bondissent, gravissent les hauts degrés de porphyre, tendent les bras à Marie-Thérèse… Et Marie-Thérèse, se levant tout à fait cette fois, pousse un cri de joie et de délivrance et est déjà prête à se jeter dans leurs bras tendus avec le petit Christobal… quand, tout à coup, dans la seconde même où elle va quitter le siège fatal, un sifflement sinistre se fait entendre, cependant qu’elle jette une clameur effroyable et qu’elle se débat avec l’enfant dans les replis monstrueux d’une bête énorme qui vient de jaillir autour d’elle, qui l’enserre de ses anneaux, qui la broie, qui la retient, qui l’emprisonne sur le fauteuil de la Mort, avec le Mort ! C’est le serpent de la Maison du Serpent qui garde sa proie !…

Raymond, le marquis, ont jeté un égal cri d’horreur devant ce rempart inattendu qui se dresse en face d’eux et ils se sont rués sur le monstre dont la tête se balance fantastiquement au-dessus d’eux en faisant entendre un singulier bruit de clochettes. Ils veulent lui arracher ses deux victimes !… Ils le frappent ! Ils l’étreignent à leur tour !… Ils voudraient le tuer ! l’étouffer !… Épouvante nouvelle !… Leurs mains insensées ne rencontrent point la chair vivante, mais le froid du métal, des anneaux qui grincent, qui glissent les uns sur les autres, mus par quelque mécanisme infernal[1], écailles de cuivre[2] qui défendent Marie-Thérèse et l’enfant contre les efforts qui tentent de

  1. Les prêtres incas, comme les prêtres égyptiens, avaient créé au fond de leurs sanctuaires, pour frapper l’imagination des foules, de curieux mécanismes dont le ressort devait rester secret, sous peine de mort. Voir à ce sujet Pedro Pizaro et Garcilasso. La légende qui s’attache à la Maison du Serpent, lequel ne laissait jamais échapper sa proie, est due certainement à quelque mécanisme de ce genre.
  2. Les Incas ne connaissaient point le fer.