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Page:Leroux - La Double Vie de Théophraste Longuet.djvu/20

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LA DOUBLE VIE DE THÉOPHRASTE LONGUET

vous donner la sensation un peu vague mais réelle de son aspect général, que les deux vers de Baudelaire :

Quand tu vas, balayant l’air de ta jupe large,
Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large.

M. Théophraste Longuet était donc accompagné de sa femme et aussi de M. Adolphe Lecamus, son meilleur ami.

La porte de fer trouée d’un petit judas grillagé tourna sur ses gonds avec pesanteur, comme il sied à une porte de prison, et un gardien, secoueur de clefs, demanda à Théophraste sa « permission ». Celui-ci était allé la chercher le matin même à la préfecture de police ; il la tendit avec satisfaction et, confiant dans son droit, regarda son ami Adolphe.

Il admirait Adolphe presque autant que sa femme. Ce n’était point qu’Adolphe fût absolument beau, mais il avait une figure énergique et il n’y avait rien au monde que Théophraste, l’homme le plus timide de Paris, prisât tant que l’énergie. Ce front large et bombé, — tandis que le sien était court et perpendiculaire — ces sourcils horizontaux et bien fournis, qui se relevaient d’ordinaire avec harmonie pour exprimer le dédain des autres et la confiance en soi, ce regard aigu — tandis que ses yeux pâles, à lui, clignaient sous des lunettes de myope, — ce nez droit, l’arc orgueilleux de cette lèvre, surmonté de la moustache brune en volute, le dessin carré du menton, bref, toute cette vivante antithèse de sa figure falote aux joues blettes était l’objet continuel de sa tacite admiration. De plus, Adolphe avait été employé supérieur des postes en Tunisie. Il avait donc « traversé la mer ».

Théophraste, lui, n’avait jamais rien traversé du tout. Certainement il avait traversé la Seine, il avait traversé