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Page:Leroux - La Double Vie de Théophraste Longuet.djvu/314

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LA DOUBLE VIE DE THÉOPHRASTE LONGUET

loin devant nous, mais assez près pour que nous ne perdions aucun détail de cette inoubliable scène, un corps de femme ! Ce corps, debout sur la berge de mousse, était absolument nu. Il nous tournait le dos.

» Je jure que, de ma vie, moi, un artiste, je n’ai jamais vu pareil corps de femme ! Cette première vision, du reste, ne dura qu’un instant, car le corps nu de cette femme se jeta à l’eau et se mit à nager avec la grâce et l’aisance d’une jeune otarie.

» Cette apparition nous avait fait oublier les canards ; ce qui prouve une fois de plus que l’art immortel peut faire oublier bien des choses. Théophraste ni moi ne songions plus à la faim qui nous serrait les entrailles. Nous n’avions plus qu’une crainte, c’est que l’apparition ne s’évanouît, qu’un espoir, c’est que notre présence, évidemment inattendue, sur la berge fleurie de mousse, continuât à être insoupçonnée !

» Après quelques brasses, le corps de la belle inconnue, secouant les perles fines du lac aux eaux dormantes, se dressa encore dans sa glorieuse nudité, et cette fois, à quelques pas de nous, mais toujours de dos.

» De quoi était faite la blancheur, je veux dire la pâleur de cette chair ? Quelle carrière de Carrare ou du Pentélique donna jamais au Monde agenouillé un marbre plus précieux et plus pur ? Par quel miracle des divins enfers où le sort venait de nous précipiter pouvions-nous contempler ces lignes de définitive beauté ?

» C’étaient les hanches de la Vénus de Médicis, la taille de la Vénus de Cnide, le cou de la Vénus de Praxitèle et les bras de la Vénus de Milo ! (C’est-à-dire que l’on pouvait souhaiter à la Vénus de Milo elle-même de retrouver des bras pareils.) C’était le cou de la Diane à la biche, les épaules d’Ariane, le port de tête