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Page:Leroux - La Poupée sanglante, 1924.djvu/47

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LA POUPÉE SANGLANTE

nous !… car la rue est chez moi !… Voilà une histoire qui fournira les veillées de l’île !… Le museau pointu de Mlle Barescat s’est avancé entre les hublots inquiétants de ses lunettes et sous l’arc de triomphe de son bonnet tuyauté ; la face plate de la mère Langlois reflète un coucher de soleil, là-bas, à l’horizon borné par la boutique de la charcutière… Derrière les vitres, les rideaux frémissent sous d’agiles mitaines…

— Monsieur, je viens à vous comme à un ami !…

J’essaie de sourire :

— Un ami ? Mais vous ne me connaissez pas !

— Si, monsieur, je vous connais !… D’abord vous êtes mon voisin depuis des années et, comme je suis curieuse, j’ai voulu savoir qui était mon voisin…

— Un pauvre relieur, mademoiselle…

— Un grand poète, monsieur !

Je n’ai pas bronché. Mon silence ne l’a pas embarrassée le moins du monde. Elle a appuyé son coude d’ivoire (car les manches de cette blouse de linon sont très courtes) sur les volumes qui traînaient devant elle, a posé doucement sa tête adorable dans les pétales de sa main que ne déshonorait aucun bijou et, en me regardant — en me regardant — elle prononça :

« Dédié à celle qui passe. — Pour l’amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tu passes près de moi ; que ton regard reste glacé dans son lac immobile ; les minauderies de tes yeux, si tu voulais, boiraient le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douce aimée, ne me fais pas pleurer !… Je suis orphelin, je suis enfant !… Rien ne pourrait me retenir !… Ne m’attire pas dans ton feu !… Ton amour m’a rendu pareil aux nuages déchirés par l’orage. »