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rible, tant mieux !… La justice ! Ah ! qu’elle souffre donc à son tour. Elle m’a assez fait souffrir ! Qu’elle succombe, tant mieux ! Moi, j’en meurs !… Mais vous ne voyez donc pas que j’en meurs ? Vous ne voyez pas qu’en une nuit j’ai vieilli de dix ans et qu’à ce compte il me reste peut-être encore deux nuits à vivre !… Et je vous ai demandé par pitié… par pitié pour ma détresse, de vous en aller… de me laisser arranger ma mort, en paix… Et vous êtes encore là, messieurs les grands réquisiteurs ! à m’apitoyer sur le sort de la justice ?… Mais savez-vous ce qu’elle m’a pris, votre justice, avant de me prendre la vie, avant de me prendre l’honneur, avant de me prendre ma foi ! Elle m’a pris mon amour. Elle m’a fait condamner une créature que j’adorais à un supplice abominable, et, elle n’était pas coupable. Je viens de découvrir cela ! Mais trop tard, car tout m’abandonne… Votre justice, à cause de l’impitoyable orgueil qu’elle a mis en moi, m’a fait voir noir ce qui était blanc… plus pur que toutes vos hermines, messieurs les grands réquisiteurs ! Ah ! je ne crois plus à rien !… Toutes mes croyances ?… Une nuit a suffi pour les déraciner ! Je n’ai plus dans le cerveau et dans le cœur que des trous affreux et des plaies béantes… Et vous voulez que je ne crie pas ? Vous voulez qu’on ne m’entende pas ? Mais il n’y a jamais eu d’homme sur la terre, ayant perdu sa foi et ses dieux qui ait souffert autant que moi. Mais comprenez donc qu’à la barre de votre justice je vais moins crier la vérité que je ne vais crier de douleur ! (Il retombe sur le bureau, sanglotant, et comme les grands réquisiteurs le regardent en silence, pitoyables enfin à tant de maux. Il relève encore une fois la tête et leur dit :) Maintenant, messieurs, laissez-moi seul au milieu de mes ruines !…

Les grands Réquisiteurs sortent par la porte du dernier plan, à gauche.


Scène III

JEAN, ABEL LEPERRIER

Jean est anéanti. La porte du premier plan à gauche s’ouvre. Leperrier apparaît sur le seuil. Jean ne l’a pas aperçu. Leperrier pénètre dans la salle et touche l’épaule de Jean.

Jean, relevant la tête, se lève brusquement. — Leperrier ! Jean et Leperrier se regardent en silence. Leperrier ouvre les bras.