Page:Leroux - Le Crime de Rouletabille, 1921.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1304
JE SAIS TOUT

avez tort !… On ne doit jamais rire quand on parle de Théodora Luigi…

Mais il l’avait prise sous le bras et je n’entendis point le reste de l’entretien… Il était facile d’en deviner le sens, cependant… Ce qu’il disait là n’était point maladroit… en tout cas, c’était une riche entrée en matière pour décider sa nouvelle conquête… Il lui avouait qu’il était encore sous l’empire néfaste de la courtisane… et la conclusion s’imposait : « Il y a beau temps que je ne penserais plus à elle si quelqu’un qui n’est pas loin de moi, l’avait bien voulu ! »

La conversation dura-t-elle longtemps ?… qu’étaient-ils devenus ?… En les cherchant, je trouvai Rouletabille qui était en train de jouer. C’était bien la première fois. Le malheureux gagnait tout ce qu’il voulait. Il m’aperçut et eut un singulier sourire en me montrant les billets accumulés devant lui. Il fit un gros « banco » et gagna encore. Il paraissait exaspéré. Son geste semblait dire : Il n’y a donc pas moyen de perdre ici ! Le petit Ramel, de Dramatica, qui ne jouait pas parce qu’il ne lui restait plus rien des vingt-cinq mille francs qu’il avait gagnés au gros Berwick chez Léontine, fit tout haut : « Si ça te gêne, tu en seras bientôt débarrassé, va ! » mais le sabot, arrivé devant Rouletabille, lui donna un démenti.

Mon ami poussa sur le tapis tout ce qu’il avait devant lui. Le croupier compta et le coup fut tenu. Rouletabille gagna. C’était une main. Après avoir passé trois coups, il se leva, comiquement furieux. Il faut qu’aux drames les plus farouches, se mêle toujours un peu de vaudeville. À mes yeux, Rouletabille se sentait ridicule. Il prit à poignée ses billets, se leva, me dit : « sortons ! » et sur le seuil de la salle de jeu, il donna tout à un petit chasseur nègre que tout le monde appelait « Chocolat » et qui, ne sachant ce que cela voulait dire, restait ahuri, les bras en l’air, transformé en candélabre. « Je ne t’ai jamais donné de pourboire ! » dit Rouletabille, et il passa.

Je le suivis sur les terrasses. Il étouffait :

— J’en ai assez ! gronda-t-il. Il faut que cette histoire cesse ! Il arrivera ce qui arrivera. Roland crèvera. La tuberculose des poules restera inexplicable ! de tout cela, après tout, je m’en fiche ! Ivana traitera mon manque de confiance à l’égal d’une insulte… La connaissant comme je la connais, il en résultera un drame affreux et elle m’en voudra à mort pendant un an là où une autre aurait tout oublié au bout de quinze jours, mais tant pis !… C’est inouï… à la fin ! Il n’y a que les femmes pour inventer un pareil imbroglio où nous sommes tous ridicules, jusqu’au moment où nous nous casserons la g… Les plus raisonnables d’entre elles ont une fêlure !… Je vois ça d’ici !… Ivana ?… Eh bien, mais Ivana est comme toutes les autres dès qu’il s’agit d’user de coquetterie pour jouer un bon tour à un amoureux ; c’est cela qui l’a tentée ! Retenir un homme fou d’une autre femme, avec un sourire ! quel triomphe ! et comme c’est amusant ! Là-dessus on nous parle de sauver un cerveau ! Des intérêts supérieurs de la science… Ah ! la bonne blague ! Je le lui dirai à Ivana ! je le lui dirai !… et pas plus tard que ce soir… son jeu… ce petit jeu essentiellement féminin qui consiste à empaumer un homme avec la certitude de ne rien lui donner !… ce jeu-là est honteux !… de quelque nom qu’on le décore !… Et puis ne rien lui donner !… faudrait voir !… Elle appelle ça rien, elle… cette promiscuité de chaque jour, cette main qu’elle lui a abandonnée tout à l’heure dans l’auto… car j’ai vu ; je vois tout !… et ce sourire quand elle le regarde !… Ah ! ce sourire… Et lui ! et le sien, de sourire ! Ah non ! zut !… n-i-ni c’est fini !…

— Il n’est que temps, fis-je.

— Quoi « Il n’est que temps » ? Que veux-tu dire ? Alors tu t’imagines que parce qu’elle lui a laissé prendre ses mains, elle n’a plus rien à lui refuser !… Tu es à empailler, toi aussi !… comme ami consolateur !…

— Assez ! Rouletabille !… moi aussi, j’en ai assez !… je rentre…

Il me prit le bras.

— Pardonne-moi… je suis écumant… mais ne pense pas une seconde que je crains quoi que ce soit de la faiblesse d’Ivana… Il ne s’agit pas de cela !… Comprends qu’il y a une chose que je ne puis supporter plus longtemps, c’est qu’un homme s’imagine qu’un jour ou l’autre il aura ma femme !… Voilà !… C’est simple !… Et maintenant, allons les chercher !…

Nous les trouvâmes dans la salle du souper dansant un tango… Je sentis Rouletabille frémissant à côté de moi.

— J’espère, lui dis-je, que tu sauras te contenir jusqu’à ce que nous soyons ren-