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JE SAIS TOUT

alla reconduire Théodora Luigi à sa table et revint auprès de nous.

— Vous ne le direz pas à ma femme ! nous fit-il… c’est inutile de lui faire de la peine !

Il paraissait radieux.

— Nous ne le dirons surtout pas au prince Henri ! fit en riant Ivana…

Justement le prince revenait.

— Si vous êtes réellement fatiguée, dit Roland Boulenger, nous pourrions rentrer…

— Ma foi, oui ! répondit Ivana… Nous n’avons plus rien à faire ici !… Et elle fut debout. Elle jeta encore un coup d’œil sur Théodora et dit : « Évidemment ! »

— Évidemment quoi ? interrogea Roland…

— Rien ! je pense à « la tuberculose des poules ».

Et comme Ivana en disant cela avait glissé son bras sous celui de Rouletabille, celui-ci ne fut pas le dernier à rire de la répartie de la jeune femme,

À la villa, quand Roland se fut enfermé dans sa chambre, nous vîmes apparaître Thérèse. La malheureuse avait une figure… une figure…

— Eh bien ? interrogea-t-elle.

— Eh bien, ma bonne amie, dit Ivana, j’ai fait tout ce que j’ai pu… je t’assure… tu peux demander à ces messieurs… mais j’y renonce !… Il vaut mieux que tu l’apprennes tout de suite. Tu le saurais demain. Il a dansé avec Théodora Luigi. Il n’y a qu’une prompte fuite qui peut le sauver. Emporte-le tout de suite. Partez dès demain pour cette tournée en Bretagne.

— Vous m’abandonnez !… s’écria Thérèse… Tu me quittes ?

— Oui, ton mari devient fou !… Ah ! il n’a pas l’habitude qu’on lui résiste…

Madame Boulenger se leva sans ajouter un mot et nous quitta, stupide de douleur.


VI

Le Drame


Le lendemain, je revis mon Rouletabille des beaux jours. Je retrouvai sa gaieté, sa joie de vivre, son insouciance. Il n’avait pas eu besoin de « parler » à Ivana. Par son attitude dernière, par sa propre initiative, sa résolution exprimée la veille d’abandonner la dangereuse partie que Thérèse lui avait fait jouer, Ivana avait rendu toute explication inutile. Et Rouletabille profitait particulièrement de la situation, c’est-à-dire que sa patience conjugale, sa confiance merveilleuse étaient récompensées comme s’il n’en avait point touché les limites. Je trouvai que le hasard faisait bien les choses.

Sur la prière de Mme Boulenger nous ne quittâmes point tout de suite les « Chaumes ». Du reste, un départ aussi précipité aurait été un peu ridicule pour Ivana après les scènes du bal qui avaient vu le triomphe de la Théodora ; et puis il n’avait plus sa raison d’être. Roland Boulenger ne s’intéressait plus du tout à Ivana.

Il était souvent absent. Le martyre de Thérèse faisait peine à voir. Elle n’avait même pas essayé de reparler du voyage en Bretagne ; elle savait que ce serait si inutile ! Une après-midi où Roland nous avait quitté de bonne heure ; sitôt après le café pris, elle nous retint pour nous apprendre son calvaire : Roland et Théodora se revoyaient en secret dans une villa de Sainte-Adresse. Elle espionnait son mari, faisait suivre Théodora et même le prince.

— Car le plus grand danger, en ce moment, est de ce côté, nous dit-elle… je sais que le prince est affreusement jaloux, qu’il fait des scènes terribles à sa maîtresse et que le nom de Roland revient souvent entre eux, Mon Dieu ! s’il les surprenait jamais !…

— Mais s’il est si jaloux, comment fait-elle donc pour rejoindre Roland ? interrompis-je.

— Le prince est souffrant… oui, il est tombé subitement malade…

— Oh ! il était déjà suffisamment démoli.

— Par toutes les drogues qu’elle lui fait prendre ! continua Thérèse… Elle a dû lui faire goûter à quelque chose de nouveau pour qu’il se mette au lit… et ne la gêne pas !… Une femme comme celle-là est capable de tout !… Bref il ne quitte pas son appartement de Frascati… mais elle sort, elle !…

— Ils ne sont donc plus à Deauville ? Je les croyais au Royal ?

— C’est elle qui lui a fait quitter Deauville. Elle lui fait faire, au fond, tout ce qu’elle veut. Vous comprenez qu’ici elle était gênée… Elle ne pouvait faire un pas sans avoir tous les yeux sur elle… Enfin Roland lui-même, par un reste de pudeur, a dû lui faire comprendre qu’ici…