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LE CRIME DE ROULETABILLE
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matin, après une bonne promenade à cheval, suivant le programme… ça vous va ?

— Si ça pouvait être vrai ! s’écria Ivana dont les joues s’étaient empourprées.

Quant à Thérèse, elle avait la fièvre. L’événement la surprenait tellement qu’elle en paraissait comme anéantie. Cependant son inquiétude, de temps à autre, reprenait visiblement le dessus. Quand nous fûmes seuls, je lui adressai quelques bonnes paroles mais elle ne parut pas m’entendre. Tantôt elle nous montrait une figure illuminée et tantôt elle paraissait céder à un accablement nouveau. La pauvre femme ne pouvait croire entièrement à tant de bonheur. Et par instants, son regard qui était loin de nous, semblait entrevoir des choses bien sombres. Nous pûmes craindre, ce jour-là, quelque peu pour sa raison. C’est du moins l’effet qu’elle nous produisit et je vois encore Ivana prendre dans les siennes ses mains brûlantes et lui tenir des propos pleins d’espoir.

Le lendemain matin, Roland fit la promenade à cheval annoncée. Cette fois, Rouletabille s’était mis de la partie. Cette détermination me plut. De toute évidence mon ami n’était pas d’humeur à se prêter à une nouvelle édition des expériences passées. Quand ils revinrent tous trois à la villa, un jeune matelot qui portait à son béret le nom de l’Astarté joignit Roland Boulenger au moment où celui-ci descendait de cheval, lui remit un pli sous enveloppe. Roland décacheta avec une main fébrile et lut. Ce ne fut pas long, il mit le papier dans sa poche, cria au palefrenier de sauter sur l’un de nos chevaux et de le suivre. Quant à lui, il était de nouveau en selle et sans nous avoir dit un mot il repartait à fond de train. Le matelot courait derrière lui dans la direction du port.

Rouletabille, Ivana et moi-même qui venais de descendre les degrés de la villa, restâmes un instant, à nous regarder ; puis, levant, les veux vers la fenêtre de la chambre de Thérèse, nous aperçûmes, sous un rideau soulevé une figure de spectre. La pauvre Thérèse était effrayante à voir. Le rideau retomba.

— C’est elle qui avait raison, fis-je.

Nous ne pouvions douter, en effet, que, sur un mot de Théodora, Roland fût allé la rejoindre et avec quelle rapidité !… Nous n’en doutions pas car nous savions que c’était par le truchement de la chaloupe automobile de l’Astarté, yacht ancré au Havre, que Roland se rendait à Sainte-Adresse presque tous les jours et en revenait.

Nous étions encore à notre place, en proie à notre saisissement quand Thérèse parut sur le perron. Elle avait cette figure sèchement dramatique dans la douleur que Guido Reni a donné à sa Mater Dolorosa, avec cette bouche entr’ouverte qui n’a plus de sanglots et ces yeux glacés qui n’ont plus de larmes.

Elle ne nous dit rien et nous ne savions que lui dire. Elle s’était enveloppée d’un manteau sombre et coiffée d’une toque. Évidemment elle allait là-bas, reprendre « sa veille »… Elle se dirigea vers le garage et demanda l’auto. Elle nous étonna par sa démarche assurée, cette femme qui venait de nous montrer une figure à l’agonie.

Elle revint vers nous, elle était calme. Elle dit encore tout haut : « Je ne suis pas pressée. J’ai le temps. Je ne dispose pas de chaloupe automobile. Je prends le bateau comme tout le monde. »

Elle ouvrit son sac et en tira un de ces petits cartons où sont inscrites les heures de marées et qui indique l’horaire des départs de bateaux.

— C’est bien cela, j’ai vingt minutes !

L’auto venait se ranger devant nous. Elle y monta après nous avoir fait un signe. Ivana courut l’embrasser et nous l’entendîmes qui lui demandait si elle voulait bien qu’elle l’accompagnât… Mais Thérèse la remercia assez sèchement et referma elle-même la portière.

Quand l’auto fut partie :

— C’est un crime, jeta Ivana, que de la laisser s’en aller ainsi : Elle est froide comme un marbre. La vie va lui manquer tout d’un coup… son cœur va s’arrêter… voilà l’effet qu’elle me fait !… Tout ceci est horrible !…

— Horrible ! répéta Rouletabille.., mais il est suffisamment démontré que nous n’y pouvons rien !… tu ne vas pas aller « espionner » avec elle, peut-être ! écouter aux portes… compter les minutes d’amour de ces deux déséquilibrés !… Plaignons-la, c’est tout ce que nous pouvons faire…

— Où ! oui, je la plains, je la plains de tout mon cœur !…

— Voilà ce que c’est que d’épouser un homme de génie ! grogna Rouletabille qui, dans le moment, me parut odieux.