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LE CRIME DE ROULETABILLE
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Les reporters locaux s’y trouvaient déjà réunis et Rouletabille y vit aussi le petit Ramel de Dramatica. Le commissaire fit alors à ces messieurs de la presse une communication qui pourrait à peu près se résumer en ces termes : « Messieurs, deux événements regrettables se sont produits aujourd’hui qui ont donné naissance aux bruits les plus fantaisistes. D’une part le prince Henri II d’Albanie, dans un accès de fièvre chaude, s’est jeté du haut de la falaise de Sainte-Adresse, d’autre part un accident, survenu vers la même heure sur les hauteurs de Sainte-Adresse, a profondément affligé une honorable famille, celle du célèbre professeur Roland Boulenger. M. et Mme Boulenger visitaient des villas à louer sur la prière d’une amie de Paris qui avait dessein de venir passer le mois de septembre sur l’une de nos plages, j’ai nommé Mme de Lens, vous voyez que je cite mes auteurs. Le malheur voulut que dans l’un de ces chalets, la « Villa Fleurie », Mme Boulenger trouva, sur un meuble, un revolver qu’on y avait oublié. Elle voulut se rendre compte de son fonctionnement, savoir s’il était chargé ou non et il arriva ce qui arrive trop souvent quand les armes à feu se trouvent entre des mains inexpérimentées, le revolver partit et Mme Boulenger a été blessée. Heureusement, si grave qu’ait été sa blessure…

— Ses blessures ! interrompit très hostilement le petit Ramel.

— Oui ! Ses blessures, car en effet, sous la pression nerveuse, inconsidérée et machinale de la victime affolée de son imprudence, la gâchette agit deux fois… concéda le commissaire… Enfin le principal est que Mme Boulenger ne succombera point à ses blessures. Son mari même répond d’une prompte guérison… Déjà ce soir son état est à ce point satisfaisant que Mme Boulenger a pu nous donner tous les détails de l’accident… Je vous ai réunis ici, messieurs, qui représentez la presse, parce que je compte sur vous pour rétablir la vérité des faits qui a été dénaturée par de méchants propos, de stupides racontars. La malheureuse coïncidence de ces deux événements a été purement fortuite et cela vous le direz. Vous devez la vérité à Mme Boulenger qui vous la demande par ma bouche et vous la devez aussi à la famille d’Albanie qui entretient avec la France, vous ne l’oublierez pas, messieurs, les relations les plus amicales…

Des murmures accueillirent, comme l’on pense bien, cette singulière déclaration qui était si peu en rapport avec les faits les plus évidents, mais Rouletabille prit à son tour la parole :

— Mes chers camarades, ce que vient de nous dire M. le commissaire est de tous points exact. Je puis vous l’affirmer mieux que personne, moi qui ai entendu cet après-midi Mme Boulenger elle-même et, du reste, voici l’article que je vais téléphoner à mon journal.

Là-dessus il lut son article qui était de tous points conforme au récit des événements tel que venait de le faire le commissaire.

— C’est un coup monté ! s’écria le petit Ramel.

— Monsieur, protesta le commissaire en se tournant vers Rouletabille, je vous serais obligé de dire à vos confrères que je ne vous connais pas… que nous ne nous sommes jamais rencontrés et que vous n’avez reçu de moi ni des gens de mon service aucune communication préalable !…

— J’en donne ma parole d’honneur ! répliqua Rouletabille.

Les journalistes sortirent. Le petit Ramel ricanait :

— Tu nous prends vraiment pour des poires ! dit-il à Rouletabille et il lui montra l’article qu’il allait télégraphier à Dramatica.

Le lendemain nous nous jetâmes sur Dramatica à l’arrivée du rapide de Paris. Mais l’article n’y était pas. Il n’y eut qu’une feuille de chou de la localité et un journal anarchiste de Paris pour écrire ce que tout le monde savait sur le drame de la « Villa Fleurie » et sur le rôle qu’y avait joué Henri II d’Albanie, avant de se jeter du haut de la falaise. Ce jour-là nous vîmes arriver le chef de la Sûreté lui-même.

— Décidément, c’est une affaire d’État, dit Rouletabille… tant mieux !

— Oui, fis-je, le scandale en sera mieux étouffé.

— Et personne ne saura la vérité jamais !… ajouta-t-il.

— Oh ! personne ! relevai-je avec un triste sourire… personne excepté tout le monde !

Il ne me répondit point, mais je vis bien qu’il avait sa mine singulière des grands jours de mystère, quand il était le seul à voir des choses que lui montrait le bon bout de la raison !