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JE SAIS TOUT

clusion qu’il en attendait certainement, et telle qu’elle dût écarter tout soupçon de complaisance ou de complicité. Mais là-dessus je ne connus jamais la vérité. Quand j’eus l’occasion d’interroger Rouletabille, il me répondit toujours un peu vaguement, non sans une pointe d’amicale ironie pour ce pauvre M. Mazeau qui fut bel et bien déplacé après le scandale d’une fuite pareille. Mais comme M. Mazeau, à quelque temps de là, fut nommé directeur d’une prison centrale dans le Midi — ce qui avait toujours été son rêve, — je ne vois point de quoi il se plaindrait si Rouletabille lui a vraiment joué un tour de sa façon.

Toujours est-il qu’il fut établi que le détenu avait franchi les portes de la prison avec le gros manteau-cape, le chapeau de feutre mou et le cache-nez sans lequel on ne voyait guère sortir M. le directeur en cette arrière-saison…

J’ai pensé aussi qu’il avait pu y avoir. d’autres « complaisances » autour de cette affaire. Rouletabille, de par sa profession, connaissait non seulement tout le personnel de la police mais tous les vieux gardiens et porte-clefs de prison. Et il avait, parmi ces derniers, de fameux admirateurs, presque des fanatiques.

Enfin il faut bien expliquer, d’une façon générale ; une évasion que Rouletabille ne consentit jamais à expliquer d’une façon particulière. Dans le fait, cela touchait à la fantasmagorie. Si l’on s’en fût tenu aux dires des gardiens, aucun n’aurait manqué à son devoir et Rouletabille aurait passé à travers murs et portes comme un simple rayon X.

Il ne s’était jamais évadé personne de cette prison !… On juge du désarroi au dedans et du retentissement de l’affaire au dehors… Le bruit de l’évasion commença à se répandre vers midi. J’allai faire un tour de boulevard ; je fus arrêté presque à chaque pas. Maintenant on était plein d’enthousiasme pour Rouletabille. On oubliait le drame lui-même et la désolante attitude de l’inculpé pour ne plus voir que ce tour de force inimaginable. Cependant Rouletabille avait fui les juges, comme un vulgaire malfaiteur.

C’était affreux ! Eh bien, sur le boulevard, on trouvait que « c’était épatant » !…


VIII

Une lettre recommandée


Les journaux tirèrent encore, ce jour-là, des éditions spéciales, à profusion. Les petits « canards » du soir s’en donnèrent à cœur-joie inventant les incidents les plus plaisants et les plus grotesques, donnant des détails aussi extraordinaires que précis sur la façon dont Rouletabille s’était débarrassé de ses gardiens. Le Courrier de Cinq heures affirma qu’on avait vu Rouletabille se promenant en plein boulevard sans être inquiété. Le Paris laissa entendre que rien de tout cela ne serait arrivé sans la complaisance du gouvernement qui avait tout intérêt à ménager, non point le reporter de l’Époque, mais l’Époque même, journal à très gros tirage ? Quant à l’Époque, ce journal relatait les faits sans aucun commentaire.

Il n’en fallut point davantage pour que toute la police fût sur pied à la recherche de Rouletabille… Je reçus moi-même un agent de la sûreté qui me posa quelques questions auxquelles je ne pus répondre. À tous, je disais que je regrettais cette évasion.

Mon domicile était strictement surveillé. Vers sept heures du soir, ayant soulevé le rideau de ma fenêtre, je vis sur le trottoir en face deux silhouettes sur la nature desquelles je ne pouvais me tromper. Je laissai retomber mon rideau en haussant les épaules… « La police sera toujours aussi bête ! » pensai-je tout haut, « c’est bien ici le dernier endroit où Rouletabille viendra se faire prendre ! »

Et là-dessus, j’essayai de me mettre au travail, quand mon domestique vint m’annoncer que le facteur avait une lettre recommandée à me faire signer. Je lui dis de le faire entrer. Le facteur entra, me tendit une lettre que je regardai machinalement. Je fus étonné de ne voir sur l’enveloppe aucun des signes habituels ; enfin l’inscription en était des plus singulières : À mon bon ami Sainclair… et mon adresse. J’avais reconnu l’écriture de Rouletabille. Je regardai le facteur qui se tenait immobile avec sa boite sur le ventre, toute débordante de rouleaux et de paquets qu’il avait peine à maintenir.

— Mais cette lettre n’est pas recommandée dis-je étonné. Il ne me répondit pas.

De plus en plus intrigué, j’ouvris l’enveloppe. Il y avait là-dedans une feuille de