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JE SAIS TOUT

seux au col relevé et d’un feutre informe dont les bords rabattus lui cachaient la moitié du visage. L’autre avait une silhouette fine, enfermée dans un vieux complet-veston qui avait dû avoir autrefois des prétentions à l’élégance ; il était coiffé d’une casquette enfoncée jusqu’aux oreilles. Un bout de cigarette pendait à sa lèvre inférieure. C’était « le gigolo » dans toute son horreur… j’avais froid au cœur.

Le géant s’assit sans cérémonie aucune à notre table en face de nous… Il me tendit la main et cessant de déguiser sa voix :

— Eh bien ! quoi, Monsieur Saïinclair, vous ne me reconnaissez pas ?

— La Candeur ! m’exclamai-je.

— Chut ! on ne peut rien vous cacher ! fit le brave garçon… et sans plus s’occuper de moi, il se mit à s’entretenir avec Rouletabille.

Je savais combien celui-là lui était dévoué, comme il l’avait suivi dans les pires aventures, reconnaissant comme un chien fidèle de la niche et de la pâtée que Rouletabille lui avait fait avoir, à côté de lui, au journal l’Époque dans un moment où, venu à Paris pour faire de la littérature (La Candeur avait été instituteur) il mourait quasi de faim.

Je l’entendis souffler à Rouletabille :

— Du nouveau ! La boutique de Marius Poupardin est rouverte ! mais il a vendu son fonds et c’est son commis qui lui succède…

— En vérité, fit Rouletabille visiblement heureux de la nouvelle… Poupardin prend de la distance…

— Oui, il irait s’établir à Marseille, cité qui lui a donné le jour, qu’il ne faudrait pas autrement s’en étonner… Voilà tout ce que j’ai pu savoir !…

— C’est déjà beaucoup, ça, mon vieux La Candeur… Poupardin a donc subitement fait fortune ?

— Probable !

Et l’empreinte ?

— Vladimir va t’en donner des nouvelles !

Ainsi le joli monsieur qui accompagnait La Candeur n’était autre que l’illustre Vladimir !… dont j’avais entendu tant parler… qui avait partagé avec les deux reporters de si curieuses aventures au cours de la guerre des Balkans… un très joli garçon, d’une moralité au-dessous de tout, mais brave et capable d’un dévouement à toute épreuve, lui aussi, pour Rouletabille, Enfin je n’ignorais pas que dans le moment, veuf d’une vieille dame millionnaire qui avait trahi ses espérances lors de l’ouverture du testament, il courtisait, pour le bon motif, une jeune artiste endiamantée du théâtre des Capucines éblouie par le chic d’un fiancé qui prétendait descendre d’une des plus nobles et des plus riches familles de Kiew à laquelle la paix du monde et la ruine du bolchevisme allaient incessamment rendre son antique prospérité, En attendant, Mlle Michelette des Capucines lui payait ses cigarettes.

Vladimir s’était absenté et remontait de la cave chargé de bouteilles, à la grande satisfaction de La Candeur.

— La vieille t’a vu ? demanda le géant effaré.

— Les femmes ne savent rien me refuser ! laissa tomber le jeune Slave avec une charmante négligence.

— Tu fais la cour à ma tante !…

— Mes amis, interrompit Rouletabille, vous dégusterez le bourgueil de Mme Peau de Lapin quand je serai parti. En attendant, je t’écoute. Vladimir !

Le séduisant apache ne se le fit pas répéter. Sans plus s’occuper du précieux liquide laissé à la garde de La Candeur, il sortit de la poche intérieure de son veston un élégant portefeuille, récent cadeau de son aimable fiancée, et en fit glisser une feuille de papier découpée qu’il étala sur la table. Ceci était la mesure (me fut-il expliqué) de l’empreinte que Roulelabille avait prise lui-même, la nuit précédente, dans la petite maison de Passy.

Eh bien ! et la mesure du pied de Théodora, tu me l’apportes ? interrogea anxieusement Rouletabille…

— Ma foi non « monsieur », répondit Vladimir qui, malgré bien des aventures communes, n’avait jamais tenté de franchir, du côté de Rouletabille, les bornes d’une très respectueuse camaraderie (il y avait quelques honnêtes raisons à cela), mais ne vous fâchez pas… je crois avoir fait mieux ! Voici ce que je vous « amène ».

D’une autre poche, il sortit un élégant soulier de ville, qu’il appliqua sur la découpure de papier. « Voyez comme cela s’adapte ! » fit-il observer avec une orgueilleuse satisfaction.

— Et ce soulier appartient à Théodora Luigi ? interrogea Rouletabille, haletant…

— Monsieur, il ne lui appartient plus ! Cette belle personne en a fait cadeau, il y a quelques semaines, à sa femme de chambre… je dois même dire que la générosité de Théodora est allée jusqu’à lui