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LE CRIME DE ROULETABILLE
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vrîmes les mêmes goûts pour l’ancien opéra-comique. Sans faire déjà une paire d’amis, nous nous supportions fort aisément. On s’était présenté. Il se disait représentant d’une grande maison de Champagne et il voulut que je goutâsse à sa marque que j’appréciai en connaisseur. Il régla même l’addition avant que je pusse m’interposer.

Du reste, je n’insistai point car je venais de m’apercevoir que je n’avais point suffisamment de monnaie dans mes poches et qu’il m’allait falloir chercher mon portefeuille ce que je voulais éviter par dessus tout. Comme sa générosité devait avoir été dictée pour beaucoup par une crainte de ce geste-là, au moins égale à la mienne, tout se passa donc le mieux du monde et il put croire que je continuais d’ignorer ma déconfiture.

En sortant du restaurant j’eus grand soin de le laisser marcher devant moi, mais il y eut à la porte une légère bousculade et je me trouvai un instant séparé de lui ; quelques secondes plus tard, j’étais à nouveau sur ses talons quand il pénétrait dans notre compartiment. Nous bavardâmes encore une demi-heure. Mon plan était simple. J’étais décidé, quand nous nous trouverions enfermés là dedans pour la nuit, à lui mettre mon revolver sur la tempe et à exiger la restitution de mon portefeuille, mais il en alla tout autrement comme vous allez voir, et ma foi, ce fut tant mieux car un geste brutal qu’il avait dû prévoir aurait peut-être tout perdu.

D’autant plus qu’il pouvait s’être déjà débarrassé de mon portefeuille après s’être emparé de la lettre… J’en étais là de mes réflexions quand je sentis que mon portefeuille était revenu dans la poche de mon veston !…

Ainsi, il s’était bien débarrassé de mon portefeuille mais dans ma poche !… Je n’avais plus rien à dire…

Mais la lettre, maintenant, où était-elle ? Eh bien ! elle devait être dans son portefeuille à lui !…

Je ne désespérai plus de rien, car enfin J’avais maintenant un avantage sur mon pickpocket, c’est qu’il croyait que j’ignorais que j’avais été volé, excellente situation pour le voler à mon tour !…

Je crois avoir joué là une des plus fines parties de ma vie, mais, dans cette partie, le masque de parfaite et presque niaise sécurité que je posai si hermétiquement sur ma folle inquiétude ne fut pas une des choses les moins remarquables du jeu. Si bien, ma foi, que mon homme y fut pris. Il se coucha avant moi car je ne voulais pas le laisser seul dans le corridor et j’étais décidé à ne plus le quitter d’un pas.

Quand je me déshabillai à mon tour, j’eus la satisfaction de constater qu’il n’avait point pendu son veston aux patères communes. Mon voleur était couché au-dessus de moi et je pus voir, d’un coup d’œil jeté sur la glace de la porte du lavabo qu’il finissait de rouler son veston dans le filet pendu, à portée de sa main, dans ce que je puis appeler son alcôve. Décidément, il pouvait être plus fort que moi avec ses mains mais au point de vue psychologique il n’était pas très fort, l’escogriffe !

Cinq minutes plus tard, après avoir pris de mon côté toutes sortes de précautions (destinées à ne point passer complètement inaperçues) pour garer mon portefeuille dans le filet qui m’était réservé au fond de ma couchette et faire croire que j’y attachais toujours la plus grande importance, je lui souhaitai une bonne nuit et me pris à ronfler consciencieusement.

Il ne s’endormit vraiment qu’à Mâcon. Je mis tout le temps et tout le soin qu’il fallait pour m’en assurer. Mais je n’en eus vraiment la certitude que lorsque j’eus terminé ma délicate opération. Je remuais le moins possible et cependant je n’eus, de ma vie, pareille suée… Ah ! la décomposition lente des mouvements est un travail de géants et le pire des martyres !…

Enfin j’avais eu le veston, le portefeuille et j’étais rentré en possession de ma lettre à notre entrée en gare de Lyon… Il était temps car les cris des employés, les mouvements de la gare réveillèrent mon homme.

Il put constater que mon ronflement n’avait rien perdu de sa belle régularité, Au départ de Lyon, sans qu’il se fût apparemment aperçu de rien, il se retournait contre la cloison et se rendormait.

Je m’étais juré, moi, de ne point dormir. Après l’expérience du portefeuille, vous pensez bien que je n’y avais point replacé la lettre… Cette lettre se trouvait enfermée dans une double feuille et le tout dans une enveloppe, à peu près dénuée de gomme et que je n’avais du reste point close, car lorsque j je me trouvais seul, je ne manquais point de sortir ce document pour l’étudier plus à fond (ce qui me permettait, chaque fois, d’y découvrir quelque chose de nouveau)… j’avais donc gardé l’enveloppe dans ma main.

Ma main était passée sous mon oreiller (car j’ai l’habitude de dormir sur le ventre, les bras recourbés sous mon oreiller, comme