nez à nez avec Roland et Ivana qui depuis un instant nous regardaient jouer.
— Tiens, fit Mme Boulenger, vous voilà ! Où étiez-vous donc ?
— Dans la lune… répondit le professeur, si vous saviez ce qu’il fait beau dehors !
— Si l’on rentrait à pied ? proposa Thérèse.
Nous reprîmes le chemin de la villa. Roland et Ivana étaient devant nous, à une certaine distance. Nous marchions tous en silence…
IV
Confidences
’étais décidé à parler à Rouletabille.
Un instant, j’avais pensé
à précipiter mon départ par le
jeu de quelque télégramme me
rappelant à Paris et à laisser
derière moi des choses qui ne me regardaient
pas. Et puis j’avais réfléchi que
Rouletabille était un ami et que c’était
agir en égoïste que ne point lui ouvrir les
yeux s’il les avait fermés. Depuis ma propre
aventure rien ne m’étonne plus de
l’aveuglement des hommes. Il n’est point
de cire plus chaude qui en se refroidissant,
devienne plus solide que le baiser d’une
femme sur deux paupières… et voilà de
fameux scellés ! La dame pet se promener
à l’aise dans la lumière, l’autre n’y voit plus
goutte ! On a beau s’appeler Rouletabille
on a beau s’appuyer en marchant
sur « le bon bout de la Raison », on trébuche
comme les autres dans le même fossé
au fond duquel vous trouvez votre
honneur en miettes et votre foyer en
cendres.
Le lendemain matin, comme j’étais à ma fenêtre, en train de me faire la barbe, je vis sortir de la villa le professeur et Ivana à cheval. Ils étaient montés sur de belles bêtes impatientes et les cavaliers ne paraissaient point non plus dénués d’une certaine ardeur animale qui me les montrait déjà grisés de l’air un peu pointu du matin et de la course qu’ils allaient fournir.
Ivana montait en homme et pressait de ses cuisses nerveuses une jument demi-sang que le garçon d’écurie avait peine à retenir. Roland avait les pommettes roses et je lui trouvai un sourire un peu féroce lorsque, tourné vers la villa, il fit un signe d’adieu avant de partir. Je crus que ce signe s’adressait à Mme Boulenger, mais, en me penchant, j’aperçus à la fenêtre de sa chambre Rouletabille qui me demanda comment j’avais passé la nuit.
On entendait le trot des chevaux qui s’éloignait rapidement.
— Eh bien ! et toi, tu ne fais pas de cheval ? demandai-je.
— Ma foi non ! ça ne me dit rien dans ce pays. Il y a trop d’automobiles sur les routes.
— Oh ! à cette heure-ci…
— Et puis, je vais te dire… je les ai accompagnés une fois… que ce soit à cheval, que ce soit à pied, ils ne parlent, dans leurs promenades, que de leurs poules et de la tuberculose… j’aime autant rester ici.
La journée se passa sans incidents. Je remarquai de plus en plus que nous existions de moins en moins pour le professeur et Ivana. Ils ne s’occupaient que d’eux. Je trouvai qu’en ce qui nous concernait c’était assez mélancolique et, le lendemain, je dis à Rouletabille :
— Allons déjeuner ensemble au Havre.
— Entendu ! Je vais prévenir ici ! fit-il.
— À quoi bon ? répliquai-je. On ne s’apercevra même pas de notre absence.
Il me regarda en souriant et, me donnant une petite tape sur l’épaule :
— Allons ! je vois que tu as à me parler.
— Peut-être !…
Une heure après, nous prenions le bateau à Trouville et, au Havre, je l’emmenai déjeuner chez Frascati. Pendant la courte traversée, Rouletabille m’avait parlé, avec beaucoup de liberté d’esprit de ses projets pour l’hiver, d’un grand voyage de reportage qu’il voulait faire en Syrie et en Mésopotamie.
— Et Ivana ? demandai-je.
— Oh ! elle ne me laissera pas partir seul…
— En es-tu sûr ?
— Que veux-tu dire ?
— Dame ! ses travaux avec Roland Boulenger…
— Oh ! je crois qu’à cette époque elle pourra prendre un congé…
— Eh bien, tant mieux, appuyai-je…
Il ne releva point ce « tant mieux ». Je crois même qu’il ne l’entendit point. Il me montrait les prodigieuses cheminées d’un transatlantique qui dépassaient toutes les constructions du port dans