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secondes sans pouvoir prononcer une parole. Enfin, dominant son émoi, il prononça, d’une voix altérée :

— Qu’est-ce que vous avez dit à M. le secrétaire perpétuel, Babette ?

C’était la première fois qu’il disait « vous » à la vieille gouvernante, devant M. Patard. Celui-ci le remarqua, comme un signe certain de la gravité de la situation.

— J’ai dit que MM. Mortimar et d’Aulnay étaient venus trouver Monsieur ici, qu’ils s’étaient enfermés avec Monsieur dans le petit bureau, avant d’aller mourir en faisant des compliments à l’Académie.

— Vous aviez juré de vous taire, Babette.

— Oui, mais je n’ai parlé que pour sauver Monsieur… car si je n’y prenais garde, Monsieur irait mourir là-bas comme les autres.

— Bien, fit la voix glacée de Martin Latouche. Et qu’est-ce que vous avez encore dit à M. le secrétaire perpétuel ?

— Je lui ai dit ce que j’avais entendu en écoutant derrière la porte du petit bureau.

— Babette ! écoute-moi bien ! reprit Martin Latouche qui cessa dans l’instant de dire « vous » à la gouvernante pour la tutoyer à nouveau, ce qui parut plus grave encore à M. Patard, — Babette, je ne t’ai jamais demandé ce que tu avais entendu derrière la porte… est-ce vrai ?…

— C’est vrai ! mon maître…

— Tu avais juré de l’oublier, et je ne l’ai pas questionnée, parce que je croyais la chose inutile ; mais puisque tu te souviens de ce que tu as entendu… tu vas me dire à moi ce que tu as dit à M. le secrétaire perpétuel.

— C’est trop juste, Monsieur, je lui ai dit que j’avais entendu votre voix qui disait : « Non ! Non ! ça n’est pas possible ! Il n’y aurait pas de plus grand crime au monde ! »

Après cette déclaration de Babette, Martin Latouche ne dit rien. Il paraissait réfléchir. Sa main n’était plus sur la table, et du reste, on ne le voyait plus du tout. Il avait reculé jusque dans le coin le plus noir de la pièce. Et M. Patard fut encore plus effrayé par le silence écrasant qui régnait alors dans la vieille demeure que par le bruit que faisait tout à l’heure la ritournelle du vieux dans la rue. On n’entendait plus le vielleux. On n’entendait plus personne… rien.

Enfin, Martin Latouche dit :

— Tu n’as rien entendu d’autre, Babette, et tu n’as rien dit d’autre !

— Rien, mon maître !…

— Je n’ose plus te dire de le jurer ; c’est bien inutile.

— Si j’avais entendu autre chose, je l’aurais dit à M. le Perpétuel, car je veux vous sauver. Si je ne lui en ai pas dit davantage, c’est que je n’en ai pas entendu davantage…

Martin Latouche fit alors, à la grande stupéfaction de la servante et de M. Patard, entendre un bon gros rire clair Il s’avança vers Babette et lui tapota la joue :

— Allons ! on a voulu te faire peur, vieille bête ! tu es une brave fille, je t’aime bien, mais j’ai à causer avec M. le secrétaire perpétuel ; à demain, Babette.

— À demain, Monsieur !… Et que Dieu vous garde ! j’ai fait mon devoir.

Elle salua fort cérémonieusement M. Patard et s’en alla, fermant soigneusement la porte de la bibliothèque.

Martin Latouche écouta son pas descendre l’escalier ; puis, revenant à M. Hippolyte Patard, il lui dit, sur un ton plaisantin :

— Ah ! ces vieilles servantes !… c’est bien dévoué, mais parfois c’est bien encombrant. Elle a dû vous en conter, des histoires !… Elle est un brin toquée, vous savez !… Ces deux morts à l’Académie lui ont brouillé la cervelle…

— Il faut l’excuser, répliqua Hippolyte Patard… Il y en a d’autres à Paris qui ont plus d’instruction qu’elle et qui en sont encore tout affolés. Mais je suis heureux, mon cher collègue, de voir qu’un si déplorable événement, qu’une aussi affreuse coïncidence…

— Oh ! moi, je ne suis pas superstitieux, vous savez !…

— Sans être superstitieux… murmura le pauvre Patard, qui restait profondément ému de tous les cris et de toutes les terreurs de Babette…

— Monsieur le secrétaire perpétuel, j’ai entendu, ici même, comme vous l’a raconté ma vieille folle de gouvernante, M. Maxime d’Aulnay, l’avant-veille de sa mort ; je puis vous dire, en toute confidence, qu’il avait été très frappé du décès subit de M. Mortimar après les menaces publiques de cet Eliphas… M. Maxime d’Aulnay avait une maladie de cœur… Quand il a reçu, comme M. Mortimar la lettre envoyée certainement par quelque sinistre plaisant, il a dû ressentir un coup terrible, malgré sa bravoure apparente. Avec une embolie, il n’en faut pas davantage…

M. Hippolyte Patard se leva ; sa poitrine dilatée se gonfla d’air et il poussa un de ces