Page:Leroux - Le Fauteuil hanté.djvu/54

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— Elle ne m’intéressait pas plus que les autres, répondit-il d’une façon assez embarrassée… Vous savez, moi aussi j’ai vendu des orgues… de vieilles orgues… et j’ai voulu voir…

— Et qu’est-ce que vous avez vu ?

— Écoutez, maître… je n’ai rien vu dans l’orgue, mais j’ai découvert, à côté de l’orgue, quelque chose… un objet que voici…

Et M. Lalouette tira de la poche de son gilet un long tube étroit qui se terminait en cône et qui ressemblait à peu près à une embouchure d’instrument à vent.

Le grand Loustalot prit l’objet, le regarda et le rendit.

— C’est quelque embouchure, fit-il, de quelque buccin…

— Je le crois aussi. Cependant, figurez-vous, mon cher maître, que cette embouchure s’emboîtait merveilleusement sur un trou qui était à l’orgue de Barbarie, et je n’ai jamais vu d’embouchure de ce genre à un orgue de Barbarie… je vous demande pardon… mais hanté par toutes les bêtises que j’avais entendues, je me suis dit : C’est là peut-être l’embouchure qui était destinée à conduire dans une certaine direction le son qui tue.

— Oui ! Eh bien, mon cher antiquaire de Lalouette !… En voilà assez ! Vous êtes aussi bête que les autres !… Et qu’est-ce que vous allez faire de cette embouchure ?

— Mon cher maître, déclara Lalouette en s’essuyant le visage… je n’en ferai rien du tout et je ne m’occuperai plus du tout de cet orgue, si un homme tel que vous me déclare que le secret de Toth…

— …Est la mort des imbéciles !… Adieu, Monsieur Lalouette, adieu !… Ajax ! Achille ! laissez partir le monsieur.

Mais Lalouette qui avait maintenant la liberté de sortir n’en profita pas.

— Encore un mot, mon cher maître… et vous aurez soulagé ma conscience à un point que vous ne pouvez soupçonner mais que je me permettrai de vous expliquer plus tard.

— Qu’est-ce ? interrogea aussitôt Loustalot en redressant l’oreille et en s’arrêtant sur le palier.

— Voici. Ceux qui ont dit que l’Eliphas avait pu assassiner Martin Latouche avec la « chanson qui tue », ont, toujours d’après le secret de Toth qui parle de la puissance mortelle de la lumière, prétendu que Maxime d’Aulnay avait été tué à coups de rayons.

— À coups de rayons ! Mais il faut vous enfermer ! Pourquoi à coups de rayons ?

— Oui, on lui aurait envoyé, à l’aide d’un appareil spécial, des rayons préalablement empoisonnés, dans l’œil ! Et il en serait mort. À l’appui de leurs dires, ceux-ci affirment qu’un rayon est venu frapper Maxime d’Aulnay pendant qu’il lisait son discours… et que M. d’Aulnay a fait, avant de tomber foudroyé, le geste de celui qui veut chasser de son visage une mouche ou se garantir tout à coup d’un éclat lumineux qui le gêne.

— Ah ! ça… c’est envoyé !… Pan ! dans l’œil !

— Enfin, le secret de Toth permet encore de tuer par la bouche ou par le nez. Ces fous, car je vois bien que l’on ne saurait leur donner un autre nom, ces fous, mon cher maître, ont choisi pour Jehan Mortimar la mort par le nez !

— Ils ne pouvaient mieux faire, Monsieur ! déclara le grand Loustalot, pour le poète des parfums tragiques.

— Oui, les parfums sont quelquefois plus tragiques qu’on ne le pense.

— Hortense !

— Riez, mon cher maître, riez ! mais je veux vous faire rire jusqu’au bout. Ces messieurs prétendent que la première lettre qui fut apportée à Jehan Mortimar avec la terrible inscription sur les parfums est authentique, tout à fait de l’écriture d’Eliphas, tandis que la seconde n’est que l’envoi d’un mauvais plaisant. Dans sa lettre, Eliphas avait enfermé un poison subtil tel que celui des Borgia dont vous avez certainement entendu parler.

— Poil au nez !

On aurait pu croire que la façon si méprisante avec laquelle le grand Loustalot croyait devoir répondre aux questions si sérieuses de M. Gaspard Lalouette finirait par lasser la patience et la politesse de l’expert-antiquaire-marchand de tableaux, mais, bien au contraire, il arriva que, ne se tenant plus de joie, M. Lalouette saisit le grand Loustalot dans ses bras et le combla de caresses. Il l’embrassait pendant que l’immense petit savant ruait de toutes ses petites jambes.

— Laissez-moi ! criait-il, laissez-moi ! ou je vous fais dévorer par mes chiens.

Mais, — hasard miraculeux, — les chiens n’étaient plus là et le bonheur de M. Lalouette paraissait à son comble.

— Ah ! quel soulagement, s’écriait-il, que c’est bon !… que vous êtes bon ! que vous êtes grand !… quel génie !

— Vous êtes fou ! fit Loustalot en se dégageant enfin, furieux, ne sachant pas ce qui lui arrivait.