Page:Leroux - Le Fauteuil hanté.djvu/68

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s’intéresser réellement à la singulière et mystérieuse figure d’Eliphas. Qu’est-ce que c’était que ce bonhomme-là ? Il interrogea les gens compétents sur la sorcellerie. Il interviewa quelques membres influents du club des « pneumatiques ». Il vit M. Raymond de la Boissière. Il connut le secret de Toth. Et il demanda à visiter l’orgue de Barbarie. Il prit ensuite le train pour La Varenne-Saint-Hilaire et s’il en revint un peu effaré de l’étrange réception qui lui avait été faite, il ne doutait plus en revanche de l’inanité de toutes les formules égyptiaques.

Il n’avait encore rien dit à Mme  Lalouette. Il jugea le moment opportun de lui dévoiler ses projets. Eulalie en fut « médusée ». Mais c’était une forte tête et elle l’approuva avec transport. Seulement, comme elle était la prudence même, elle lui conseilla d’agir à coup sûr. Ce M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox devait être quelque part. Il fallait le trouver ou tout au moins avoir de ses nouvelles.

Quelques mois encore se passèrent dans ces recherches. M. Lalouette devenait impatient. Ayant appris qu’Eliphas s’appelait encore Borigo du Careï, en raison de ce qu’il était originaire de la vallée du Careï, il partit pour la Provence et là, tout au bout d’une vallée profonde, derrière un rideau d’oliviers qui abritaient une modeste maisonnette, il dénicha une bonne vieille qui n’était ni plus ni moins que la respectable mère de l’illustre mage. Celle-ci qui ignorait tout des batailles de la vie ne fit aucune difficulté pour lui apprendre que depuis des mois son fils, fatigué, lui dit-elle, de Paris et des Parisiens, après avoir passé quelques semaines tranquille près d’elle, était parti pour le Canada. Eliphas lui avait écrit. Elle montra des lettres. M. Lalouette se les fit lire et compara l’écriture. Il n’y avait plus à douter. L’Eliphas s’intéressait maintenant autant au fauteuil de Mgr d’Abbeville qu’à sa première chemise.

Il revint triomphant et il lança sa lettre de candidature.

Le seul point sombre de l’aventure était que M. Gaspard Lalouette, candidat à l’Académie française, ne savait point lire. Forts de la situation qui leur était faite par tous ceux qui savaient lire et qui ne se présentaient point, M. et Mme  Lalouette avaient honnêtement résolu de s’en remettre à M. le secrétaire perpétuel. C’était agir en braves gens. Or, nous avons vu que M. le secrétaire perpétuel avait passé par-dessus ce léger détail.

La joie était donc immense dans le ménage. Ils s’embrassaient. La boutique, autour d’eux, rayonnait.

— Demain, dit Mme  Lalouette, les yeux brillants de plaisir, ta candidature sera dans tous les journaux ; ça va en faire un tapage ! Monsieur Lalouette, vous êtes célèbre !…

— Grâce à qui, fifille ? Grâce à toi qui es intelligente et brave ! Une autre femme aurait eu peur ! Toi, tu m’as soutenu, tu m’as encouragé ; tu m’as dit : Va, Gaspard !…

— Et puis, nous sommes bien tranquilles, constata la prudente Mme  Gaspard, depuis que nous savons que cette espèce d’Eliphas, que l’on charge, à Paris, de tous les crimes est tranquillement à se promener au Canada.

— Madame Lalouette, je vous avoue qu’après la troisième mort, malgré tout ce qu’avait pu me dire cet original de grand Loustalot, j’avais besoin d’être rassuré du côté de l’Eliphas. Si j’avais su qu’il rôdait dans les environs, j’aurais réfléchi deux fois avant de lancer ma candidature. Un sorcier, c’est toujours un homme. Il peut assassiner comme tout le monde.

— Et même mieux que tout le monde, déclara, avec un bon sourire, aussi rassurant que sceptique, l’excellente Mme  Lalouette… surtout s’il commande, comme on le dit, au passé, au présent et à l’avenir et aux quatre points cardinaux !…

— Et s’il possède le secret de Toth ! surenchérit M. Lalouette, en éclatant de rire et en se frappant joyeusement les cuisses de la paume de ses mains… Mais faut-il, Madame Lalouette, que les gens soient bêtes !…

— C’est tout bénéfice pour les autres, Monsieur Lalouette.

— Moi, quand j’ai eu vu sa figure dans les « illustrés » et sa photographie aux devantures, je me suis dit tout de suite : Voilà une tête qui n’a jamais assassiné personne !

— C’est comme moi !… Sa tête est plutôt rassurante ; elle est belle et noble et les yeux sont très doux…

— Avec un peu de malice, Madame Lalouette… oui, il y a un peu de malice dans les yeux.

— Je ne dis pas non.

— Quand il apprendra qu’il a tué trois personnes, il rira bien !…

— Tu crois qu’il ne sait rien encore, Monsieur Lalouette.