Page:Leroux - Le Fauteuil hanté.djvu/92

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paraissait maintenant accompagnée de trop de périls pour qu’ils y tinssent beaucoup. À quoi M. le secrétaire perpétuel répliqua qu’il était trop tard pour revenir en arrière et que lorsqu’on était Immortel, c’était jusqu’à la mort.

— C’est bien ce qui me chagrine ! avait répondu encore M. Lalouette.

En fin de compte, comme ils étaient sûrs que le grand Loustalot ignorait qu’ils avaient surpris son secret, la situation pouvait leur paraître plutôt rassurante, plus rassurante que lorsqu’ils ne connaissaient point la cause de la mort des trois précédents récipiendaires. Mme  Lalouette fit bien encore quelques réflexions mais elle était toute chaude de l’enthousiasme populaire qui assiégeait sa maison et il lui eût été douloureux de renoncer si tôt à la gloire. Il fut résolu que, dès la première heure, ces messieurs, pour n’être point dérangés, iraient s’enfermer dans la salle du Dictionnaire dont la porte serait condamnée à tous, et par conséquent au grand Loustalot.

Enfin, on acheta du coton et des lunettes bleues.

Dans la salle du Dictionnaire, M. Hippolyte Patard et M. Lalouette, ayant mis le coton dans leurs oreilles et les lunettes bleues sur le nez, attendaient.

Quelques minutes seulement les séparaient du moment où la mémoire de M. Lalouette allait trouver l’occasion à jamais illustre de s’exercer pour le triomphe des lettres.

Au-dehors, une rumeur impatiente montait.

— C’est l’heure ! fit soudain M. Patard, et résolument il ouvrit la porte de la salle, prenant sous son bras le bras de son nouveau collègue.

Mais la porte fut brutalement poussée, puis refermée…

Les deux hommes reculèrent en poussant un cri d’effroi.

Le grand Loustalot était devant eux.

— Tiens ! Tiens ! fit celui-ci, la voix légèrement tremblante, le sourcil froncé… tiens ! Vous portez lunettes, maintenant, Monsieur le secrétaire perpétuel ? Eh ! mais !… et Monsieur Gaspard Lalouette aussi !… Bonjour Monsieur Gaspard Lalouette… Il y a longtemps que je n’avais eu l’honneur de vous voir… Enchanté !

Lalouette balbutia des paroles inintelligibles. M. Patard essayait cependant de reconquérir un peu de sang-froid, car la minute était des plus graves. Ce qui l’ennuyait, c’est que le grand Loustalot cachait obstinément une main derrière son dos.

Et le plus affreux était qu’il ne « fallait avoir l’air de rien ». Car, à n’en pas douter, le grand Loustalot soupçonnait quelque chose.

M. Hippolyte Patard fit entendre une petite toux sèche et répondit, en ne perdant pas un seul des mouvements du savant.

— Oui, M. Lalouette et moi, nous avons découvert que nous avions la vue un peu fatiguée.

M. Loustalot fit un pas en avant.

Les deux autres en firent deux en arrière.

— Où avez-vous découvert cela ? demanda lugubrement le savant. Ne serait-ce justement point chez moi, hier soir ?

Monsieur Lalouette eut comme un étourdissement, mais M. Patard, de toutes ses pauvres forces, protesta… affirmant que le grand Loustalot était le plus distrait des hommes et qu’il ne savait au juste ce qu’il disait, car, hier soir, ni M. Lalouette ni lui n’avaient quitté Paris.

Le grand Loustalot ricana encore, sa main toujours cachée derrière son dos.

Et, tout à coup, son bras se détendit en avant, pour la plus grande terreur de ces messieurs qui d’une main assujettirent brusquement leurs lunettes, et de l’autre le coton dans leurs oreilles, croyant voir apparaître la petite terrible lanterne sourde ou le cher petit perce-oreille.

Mais la main du grand Loustalot montrait un parapluie.

— Mon parapluie ! s’écria M. le secrétaire perpétuel.

— Je ne vous l’ai pas fait dire ! gronda sourdement le savant… Votre parapluie, Monsieur le secrétaire perpétuel, que vous avez oublié dans le train qui vous ramenait de la Varenne !… Un employé fidèle qui vous connaît et qui me connaît et qui nous a vus quelquefois voyager ensemble… me l’a remis… ah ! ah ! Monsieur le secrétaire perpétuel ! — Le grand Loustalot s’exaltait de plus en plus en agitant le parapluie que M. Hippolyte Patard essayait en vain de saisir à la volée. — ah ! ah !… vous trouvez que je suis distrait… mais le serai-je jamais autant que vous qui oubliez le parapluie le plus aimé du monde !… Le parapluie de M. le secrétaire perpétuel !… Ah ! je l’ai soigné en vérité… comme s’il avait été mon parapluie à moi !…

Et le savant lança le parapluie à toute volée à travers la pièce. L’objet fit plusieurs tours sur lui-même et alla se briser